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Reconnu par les trois religions monothéistes, le premier des patriarches incarne la liberté de devenir. Le mouvement par lequel il entreprend sa libération intérieure résume l’aventure de l’homme face à lui-même.

La Bible n’est pas un texte écrit d’un bout à l’autre par un scribe inspiré. Elle n’est pas non plus le fruit d’une pensée homogène qui aurait débouché sur une rédaction en plusieurs épisodes, à un moment donné. La quasi-totalité des chercheurs s’entendent pour penser qu’il s’agit d’une collection de textes écrits à des périodes différentes, s’inspirant de mythes nombreux – notamment babyloniens – présentés à nous aujourd’hui sous l’aspect d’un ouvrage en trois grandes parties, la Torah (Pentateuque, 5 livres), Nevihim (Prophètes, 20 livres) et Ketouvim (Hagiographes, 13 livres). L’ordre dans lequel ces 38 volumes ont été rédigés continue d’entretenir des controverses. Il est cependant à peu près certain que la Genèse a vu le jour après l’Exode, pas avant le retour à Jérusalem du prêtre et scribe Esdras (Ezra), à la suite de la chute de Babylone devant Cyrus, en 539 avant notre ère. Quelle que soit cependant la visée des rédacteurs, dont des archéologues et des historiens pensent qu’elle a pu être tout à la fois théologique, idéologique et politique, le texte s’impose. Le lire, et le relire, exige de l’envisager tel quel, pour ce qu’il exprime par l’intermédiaire des personnages qu’il met en scène. Certes, il peut bien raconter le destin d’une famille, puis d’un peuple, en sélectionnant des faits, en modelant des anecdotes, en inventant certains épisodes utiles à son économie, mais il nous adresse avant tout un message éthique à travers leurs aventures. Nous l’avons vu dans ces pages avec Moïse ou avec Jacob, c’est le cas également avec Abraham.

Le parcours du premier des patriarches a fait couler beaucoup d’encre. Ne nous interrogeons pas sur sa réalité historique mais sur la symbolique de son cheminement. Né en Mésopotamie, à Our Kasdim, ce personnage a d’abord pour nom Abram. Il suit son père pour s’installer à Harân, sur la route de Canaan.

Le chapitre de la Genèse (12/1) consacré à cet épisode commence par une formulation étrange : Lekh lekha… Le premier mot est le verbe lalékhet employé à l’impératif, qui signifie « aller à pied ». Le second est exactement le même, à quoi est ajouté « pour toi ». Nous devrions donc traduire ainsi ces deux mots : « Va à pied va à pied pour toi… ». Cette répétition ne manque pas d’étonner. « Aller à pied » veut dire marcher. Pourquoi donc dire : « Marche, marche pour toi » ? Bien entendu, marcher consiste toujours à marcher pour soi, mais l’insistance biblique appelle une idée complémentaire. « Marcher pour soi » peut signifier laisser la marche s’emparer de soi, c’est-à-dire se mettre en action avant d’être déjà parti. Il n’est donc pas question de se rendre seulement d’un point à un autre, mais d’enclencher le processus par lequel un mouvement s’empare d’Abram. « Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car alors comment pourrais-tu te perdre ? » recommandait Rabbi Nahman de Bratslav (1772-1810). Cela revient à dire : cherche à te déstabiliser toi-même, ne t’installe pas dans une réponse, ne te laisse pas abuser par ce que tu crois connaître de toi-même, et recherche ce que tu ignores de toi.

Celui qui refait toujours la même chose reste englué dans un passé qui se reproduit ainsi éternellement. Le répétitif annule l’avenir. Pour briser cette permanence, équivalente à l’immobilisme, il faut accepter de plonger dans l’incertitude de l’inconnu. « Tu n’es pas, tu as à être » note Marc-Alain Ouaknin dans Le Livre brûlé. Le mouvement est l’obligé du devenir, et ce dernier l’ennemi de l’identique. Dans le cas qui nous occupe, la destination précise n’est pas définie, loin de là ! C’est qu’Abram se met en marche vers Abraham, sans le savoir encore.

Quand une aspiration s’empare de nous, sans que nous parvenions à en déterminer la nature exacte, nous agissons de la même manière. Nous obéissons à une sorte de commandement intérieur. Bien sûr, nous pouvons nous tromper, mais tout se passe comme si nous ressentions un appel venant du plus profond de nous-mêmes, auquel nous ne sommes pas capables de résister. Abram le ressent et n’éprouve pas le besoin de se l’expliquer. Ce qui, le plus souvent, est qualifié de « foi ». En YHWH pour celui qui croit en Dieu, en soi pour celui qui croit d’abord en l’homme. Abram obéit à cette injonction. Ce faisant, il se libère de l’environnement idolâtre dans lequel il a vécu jusqu’alors, en Chaldée. Ce changement dans sa vie ne relève pas d’une saute d’humeur, ou d’un désir subit de voire du pays. Il se délivre de ses ancrages quand il atteint l’âge de 75 ans. Il ne part donc pas sur un coup de tête. Quelque chose en lui s’est mis en marche pour qu’il s’en aille. Il s’affranchit de la pesanteur mésopotamienne, d’Harân comme d’Our Kasdim. Il laisse monter en lui l’autre qu’il devient, non plus Abram, mais Abraham, c’est-à-dire ab ou av, père, et ‘am, peuple : « le père des peuples ou des nations ». Ce changement patronymique intervient dans Genèse, 17/5. Comme pour Jacob, devenu Israël, le nouveau nom est le signe d’une autre destinée.

Nous pouvons lire ainsi le message transmis par ce premier patriarche : la nécessité de s’inventer un devenir qui rompt avec une identité assignée. Sans couper ses racines, Abraham entre en lutte par ce biais, comme il devra par la suite se battre avec lui-même pour renoncer à la mise à mort d’Isaac. Là encore, quelque chose s’est mis en marche à l’intérieur de lui, qui va opérer au moment où il devra effectuer le sacrifice de son fils. C’est une autre épreuve qui s’impose à lui.

Les analyses et les commentaires de cet épisode surprenant ne manquent pas, et cela depuis des siècles. A première lecture, l’idée qu’un homme sacrifie son fils bienaimé nous paraît insoutenable. C’est oublier le contexte historique dans lequel se déroule ce récit. Nous en jugeons avec presque trois millénaires de recul, sans nous efforcer de le réinsérer dans son temps. Pourtant, à l’époque où Abraham s’apprête à agir, le sacrifice d’un premier-né constitue souvent le moyen par excellence d’obtenir la faveur du dieu auquel on l’immole, ou de le remercier des bienfaits dont on lui est redevable. L’anthropologie et l’histoire enseignent que les nourrissons et les enfants n’ont pas été de tout temps considérés comme ils peuvent l’être aujourd’hui. Leur offrande attestait une reconnaissance de dette, celle due au dieu. Le rachat des premiers-nés remplaça peu à peu cette pratique, comme le signalent plusieurs versets de l’Exode. Le texte biblique insiste par ailleurs sur l’abomination dont témoignent les sacrifices humains, et plus particulièrement ceux des enfants, à quoi répugne l’Elohîm d’Israël. Ce qui conduit de nombreux commentateurs à considérer que ce récit symbolise le renoncement à une pratique devenue, depuis, barbare.

Il est néanmoins possible de soutenir qu’Abraham agit comme les pères de son époque, en menant au bûcher le fils qu’il a eu avec Sarah. Ne doit-il pas beaucoup à son Elohîm ? Il a quitté son pays d’origine sans encombre, croisé le chemin d’Abimélec sans être victime de ce roi de Guérar qui avait fait enlever sa femme Sarah. Il a récupéré celle-ci, est devenu riche, a connu le bonheur d’être le père de deux garçons, alors qu’il pensait n’en avoir jamais. Qu’il se sente obligé de sacrifier son premier-né n’étonne donc pas outre-mesure. Certes, la naissance d’Ismaël précède de treize années celle d’Isaac, mais ce dernier est issu de son épouse légitime, alors que son demi-frère aîné est l’enfant de la servante, Agar, conçu avec l’accord de Sarah qui se croyait stérile. Le fait de renoncer à ce sacrifice est une étape supplémentaire dans l’ascension d’Abram vers son humanité. Au moment suprême, l’autre Abram, Abraham, celui qui s’arrache à la tradition idolâtre l’emporte sur le premier, celui qui a vécu soixante-quinze ans dans un pays païen. Finalement, on le sait, la victime consentante et le sacrificateur reviennent ensemble chez eux, après qu’un bélier, opportunément trouvé sur place, a fait l’affaire.

Ainsi, le personnage d’Abraham incarne la notion de mouvement intérieur, la nécessité de se déporter par rapport à soi pour toucher à l’essentiel, pour obéir à la force intime qui commande à l’être humain de se dépasser pour avancer sur le chemin escarpé du bien et de la justice. Non seulement Abraham marche sur ce chemin, mais sa marche elle-même est un chemin. « L’identité est peut-être un leurre, écrivait Edmond Jabès (1912-1991). Nous ne devenons pas ce que nous sommes, nous sommes ce que nous devenons. »