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« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère » jette le loup à l’agneau de la fable. Celui-ci réplique : « Je n’en ai point ». Le verdict tombe : « C’est donc quelqu’un des tiens ». La Fontaine a ainsi résumé la justice dans un régime totalitaire. Si l’agneau n’a rien fait de mal, sa seule présence mérite condamnation et sa famille est tenue pour fautive autant que lui. En résumé, la culpabilité a peu à voir avec la responsabilité individuelle, soit exactement le contraire d’une philosophie qui a émergé dans un texte très ancien, fameux, souvent oublié ou transgressé dans le monde contemporain, déterminant pour la démocratie : le décalogue.

A une époque où le monde est violent, cruel, souvent inhumain, les Dix commandements s’adressent aux hommes d’une façon révolutionnaire. Pour la première fois, ils interpellent chaque être humain en le tutoyant : tu n’assassineras pas, tu ne voleras pas, tu ne mentiras pas. Ce qui revient à dire que si tu ne parviens pas à répondre à ces prescriptions, personne d’autre que toi ne pourra en être accusé. Le principe de la responsabilité individuelle stricte était ainsi posé, pour la première fois dans l’histoire. Celle-ci signifie que toute parole ne peut être attribuée qu’à celle ou à celui qui l’a proférée, que tout acte ne peut être imputé qu’à celle ou à celui qui en est l’auteur. Bien entendu, nous pouvons supporter les conséquences des propos et des actes d’un autre, notamment d’un proche, mais nous ne pouvons jamais en être tenus pour responsables. Telle est du moins la règle d’or en démocratie, qui dérive de la loi de Moïse.

Même s’il arrive que certains l’oublient parfois, elle est absolue et irrévocable. C’est l’un des piliers de notre univers moral. Peu aussi bien que Winston Churchill en ont compris l’importance. Il écrivait, dans le Illustrated Evening Standard du 20 février 1920 : « Nous sommes redevables aux Juifs d’un système éthique qui, même si on le séparait entièrement du surnaturel, serait, sans comparaison possible, la possession la plus précieuse de l’humanité, qui vaut en fait à elle seule tous les fruits des autres formes de sagesse et d’érudition. C’est sur ce système et grâce à cette foi que toute notre civilisation actuelle a été bâtie, à partir des décombres de l’Empire romain. »

L’anonymat est quant à lui la négation de cette responsabilité individuelle. Il la renie, la supprime, l’abolit. Comment retrouver sur les réseaux dits sociaux celle ou celui qui incite à la haine ? Le Conseil constitutionnel a pour l’instant rejeté le projet de loi Avia qui propose de conditionner la liberté d’expression au respect des valeurs fondamentales de la République. La défense de cette liberté est elle aussi justifié, mais que faire lorsque ceux qui en usent se dissimulent derrière des pseudonymes pour salir, menacer, condamner ? Les identifier suppose des enquêtes parfois longues alors que la diffusion d’un message sur Internet se fait en temps réel et peut toucher presque instantanément des centaines de milliers de personnes ? Il existe une dissymétrie périlleuse entre la possibilité d’attiser la violence et la difficulté, voir l’impossibilité, de remonter jusqu’aux auteurs.

Dans mon enfance, une annonce pour une série télévisée m’avait marqué. A la question : « Qui se cache derrière le masque de Zorro ? », une voix quelque peu mystérieuse répondait : « Zorro lui-même. » Comme s’il était impossible de découvrir le vrai visage du héros, même en le privant de son déguisement. Il y avait là une sorte de préfiguration du monde au sein duquel nous sommes immergés aujourd’hui. Un univers d’anonymes cagoulés dont les masques ne dissimulent que des pseudonymes.

A leur naissance, les réseaux dits sociaux portaient en eux l’espoir d’un développement de la démocratie par un élargissement et une intensification du dialogue ; désormais, ils la sapent. « De toutes choses les naissances sont faibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements : car comme lors en sa petitesse on n’en découvre pas le danger, quand il est accru on n’en découvre plus le remède » écrivait Montaigne (Essais, Livre III, Chapitre 10). Il est déjà bien tard, et donc urgentissime de mettre un terme à cet anonymat.