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Au cours de l’été 1816, le poète britannique Percy Shelley effectue un séjour près de Genève pour se reposer. Celle qui sera sa femme, Mary, s’ennuie à mourir. Pour tuer le temps, elle écrit un récit étrange, dans lequel un docteur fabrique une créature à laquelle il insuffle la vie. Elle dénomme son héros Victor Frankenstein. La créature est tout à la fois un monstre puissant conçu avec des parties humaines trouvées ici et là – cerveau, membres, muscles, nerfs, tout ce qu’on voudra – et un être doté d’intelligence. Le roman conte l’aventure de ce docteur bien intentionné, rapidement débordé par sa création. Au lieu d’entretenir avec le monstre des relations de confiance et d’amour, de lui apprendre à respecter la vie et son organisation, il l’abandonne à lui-même, effrayé par cette invention incontrôlable. Le monstre alors ravage tout ce qu’il peut, s’en prend à la famille de son concepteur et finit par se perdre dans les glaces du pôle nord, où le lecteur peut estimer qu’il a péri. Mais le froid conserve…

Les régimes démocratiques se retrouvent aujourd’hui dans la même situation que le docteur Victor Frankenstein. Certes, ils n’ont pas inventé Internet, fruit d’une innovation technique majeure, mais ils l’ont rendu possible, en ont permis et favorisé autant l’extension que le développement. L’idée d’une interconnexion généralisée entre les personnes ne pouvait que flatter les ambitions d’un système politique au cœur duquel bat la promotion de la liberté d’expression citoyenne. Il n’est que de voir comment les régimes autoritaires – Russie, Chine, Iran, Turquie… – s’efforcent de subordonner le web à leur paranoïa pour s’en convaincre.

En principe, donc, Internet et ses produits dérivés – pour aller vite, l’ensemble des réseaux dits sociaux – devrait applaudir à l’essor du dialogue interpersonnel. Or, l’observation du web montre que c’est bien plus nuancé. Dans la mesure où se multiplient et s’amplifient les connexions entre internautes qui partagent la même vision ou la même approche de la société, sa croissance exponentielle engendre peu à peu des communautés de plus en plus refermées sur elles-mêmes, quelles que soient leurs opinions. Cette logique ne s’embarrasse plus de la véracité des propos rapportés, mais du buzz provoqué par tel ou tel d’entre eux. Qu’il s’agisse d’un mensonge ou d’une stupidité entre de moins en moins en ligne de compte. Donald Trump a pu accuser Barak Obama de n’être pas né américain et des millions de personnes ont donné dans le panneau. Les arguments contre le Brexit avaient beau ne pas tenir la route, ils ont conquis les cerveaux de ceux qui les recevaient comme une donnée fiable. Internet et les réseaux sociaux ne marquent donc pas l’avènement d’une expression individuelle enfin libre, mais la possibilité offerte à n’importe qui de dire n’importe quoi, sur n’importe quoi, n’importe quand. Il se crée alors tout à la fois des bulles qui ne cessent de grossir sous la tension des clics, et des phénomènes de résonances par la constitution de chambres d’échos. La propagation virale s’impose, la réflexion abdique. Ainsi, le monde aurait basculé dans la post-vérité : un univers où les faits comptent moins que les données de toutes sortes, vraies, fallacieuses, mensongères, truquées, inventées, trompeuses, contrefaites, n’entraînant jamais de conséquences négatives pour ceux qui les échafaudent et qui les propagent.

Comme le monstre imaginé par Victor Frankenstein, les ennemis de la démocratie retournent l’arme contre elle. Vladimir Poutine, comme les extrémistes en tous genres et les complotistes, l’utilise de mieux en mieux en brouillant les messages, à la fois par augmentation de leur masse et par torsion de leurs contenus. De la même manière que la mauvaise monnaie chasse la bonne (on conserve cette dernière par sécurité, ce qui la renforce), ou que l’abondance de mauvaises lois dévalorise les bonnes, l’intox tue l’info. Sous une avalanche d’informations, comment s’y retrouver ? D’autant que la rumeur se propage à la vitesse d’un tsunami et que la vérification des faits s’effectue avec une lenteur parfois désespérante.

Ainsi se présente la relation entre la démocratie et ce qui, dans son principe même, tend à la détruire. Winston Churchill, un démocrate convaincu, a soupiré un jour : « Le meilleur argument contre la démocratie est fourni par une conversation de cinq minutes avec l’électeur moyen. » Là est l’enjeu d’une élection présidentielle aujourd’hui : il ne s’agit plus seulement d’élire une femme ou un homme à la tête de l’Etat, mais de peser la vérité contre le mensonge, les faits contre les élucubrations. Notre défi est de proposer à cet électeur moyen toutes les possibilités d’identifier les mystifications sur lesquelles s’appuient les extrémismes, religieux ou politiques, avant-gardes des ennemis de la démocratie.

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