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Nous vivons une époque où un but magnifique de Zlatan Ibrahimovic est immédiatement qualifié d’historique. L’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986), quant à lui, pensait que l’histoire est toujours très discrète. A ses yeux, deux doigts suffisaient pour dénombrer les événements majeurs survenus depuis la nuit des temps : l’apparition d’un second personnage sur la scène du théâtre grec, et le récit d’une guerre par le peuple vaincu. Il est possible pourtant de lui opposer que l’invention de la roue, de l’imprimerie, de l’aviation, du téléphone, de la télévision et d’Internet pourraient bien relever de cette catégorie d’événements rares. Faut-il y ajouter la victoire d’Alpha Go, le logiciel de Google, contre le champion d’Europe du jeu de go, un être humain dénommé Fan Hui ?

Certes ce jeu est peu répandu en Europe, et Fan Hui n’est qu’un joueur de bon niveau, sans plus. Aussi, attendons le match entre Alpha Go et l’un des meilleurs au monde, le coréen Lee Se-dol, programmé au mois de mars 2016. Nous verrons bien. Pour l’instant, l’univers de l’intelligence artificielle est en émoi. Jusqu’à présent, le nombre de combinaisons au jeu de go semblait trop grand pour qu’un ordinateur puisse calculer tous les coups possibles avant de jouer. Aux Echecs, il existe quelque chose comme 10120 combinaisons, ce qui dépasse toute imagination. Dix multiplié dix fois par lui-même donne déjà cent milliards. Il vous reste à le multiplier encore cent dix-neuf fois par lui-même pour trouver la bonne réponse. Pour le jeu de go, le nombre de combinaisons possibles est, disent les spécialistes, de 10600. Nous ne disposons pas de vocable pour désigner le nombre obtenu en multipliant 10 six-cents fois par lui-même. Il s’agit, pour le coup, d’une grandeur astronomique, intellectuellement inconcevable. Notre esprit est d’autant plus dépassé qu’il est incapable d’établir la moindre différence entre 1038, 1075, 10120 ou 10432. C’est dire la performance du logiciel qui vient de vaincre un être humain rompu au jeu. Plus impressionnante encore que le triomphe aux échecs d’IBM contre le champion du monde Gary Kasparov en 1997.

Contrairement à ce dernier jeu, où l’avancée de la partie voit se raréfier le nombre de pièces à la surface de l’échiquier, c’est ici l’inverse. Les joueurs disposent de pierres, blanches pour l’un, noires pour l’autre, et le go ban est un plateau constitué de 19 lignes horizontales coupant à angle droit 19 lignes verticales. Il existe donc 19 x 19 intersections, soit 361. Chaque joueur doit former des territoires en posant ses pierres sur ces croisements. Un territoire est constitué d’un ensemble d’intersections vides. Autrement dit, le jeu démarre vierge et le damier se couvre progressivement, avec la possibilité d’investir des zones adverses si elles ne sont pas sécurisées. Il ne reste plus, à l’issue de la partie, qu’à compter les intersections libres que possède chaque joueur. Il se peut que le combat dure des jours avant de délivrer un vainqueur, comme dans le roman du prix Nobel de littérature 1968, Yasunari Kawabata, Le Maître ou le tournoi de go.

Les jeux de stratégie ne sont pas que des divertissements. Ils expriment une culture, une mentalité, une approche du réel. Ils relèvent de l’intelligence, c’est-à-dire de l’aptitude à établir des relations. Qu’elle soit humaine ou artificielle. Il ne faut donc pas plaisanter avec eux. D’autant que leur maîtrise aboutit à la réduction de l’incertitude propre à tout combat, voire à sa suppression. Même si l’écart entre un jeu et son application dans la réalité quotidienne des hommes reste grand.

Au moment de la crise de Cuba, du 14 octobre au 28 octobre 1962, les Américains étaient persuadés que les dirigeants de l’URSS d’alors jouaient aux échecs, discipline reine dans ce pays. Les Russes pensaient quant à eux que les Américains jouaient au poker, jeu prisé outre Atlantique. Aussi la politique de Kennedy s’inspira de la logique échiquéenne, et celle de Khrouchtchev du poker. Chacun pensait ainsi jouer le jeu de l’autre. A l’époque, le monde est passé à côté de la guerre nucléaire peut-être parce que chacun s’était trompé de stratégie ou, plus simplement, parce que le cerveau humain ne pouvait pas identifier rapidement toutes les conséquences d’une décision. Dit autrement, il restait un large degré d’incertitude. Si la certitude avait gagné les cerveaux des deux camps, ou si leur connaissance de la stratégie adverse avait été parfaite, que serait-il advenu ?

En 1972, Scott Boorman publia un livre passionnant, intitulé Go et Mao. Il y analysait la stratégie du leader chinois à partir de la méthode propre à ce jeu, de son nom originel, Wei Chi, inventé il y a plus de 2 500 ans par des compatriotes à lui. Mao, comme Ho Chi Minh au Vietnam l’avaient emporté en jouant au go contre des esprits occidentaux habités par les échecs, et convaincus de leur supériorité.

Désormais, l’intelligence artificielle peut identifier à une vitesse vertigineuse toutes les possibilités que recèle un coup, aux échecs ou au go. Elle permet de se rapprocher de la certitude. Au jeu. Heureusement, le passage à la réalité n’est pas du même ordre. Dans la réalité, il faut espérer que l’incertitude continuera de caractériser toute stratégie. Faute de quoi nous risquons gros, car « il n’y a que les fols certains et résolus », rappelait Montaigne. On le voit bien avec le terrorisme. Mais l’espoir subsiste : aucun ordinateur n’est pour l’instant capable de créer un texte qui décrocherait un prix Nobel de littérature.

Lire dans Slate.fr

http://www.slate.fr/story/113469/essor-intelligence-artificielle