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Dans un entretien accordé à Buzzfeed News en avril 2016, Mark Zuckerberg précisait avoir lancé Facebook en 2004 pour aider les gens à exprimer ce qu’ils ressentaient, « que ce soit émotionnel, brut ou viscéral ». À suivre les commentaires de l’actualité sur les réseaux sociaux, l’homme a réussi : jamais les individus que nous sommes n’ont eu autant la possibilité de déverser leurs opinions sur tout à tout moment, de se faire voir, d’assurer une présence permanente sur le web, avec plus ou moins de pudeur.

L’émotionnel, le brut et le viscéral ne sont pas forcément incompatibles avec la raison, la retenue, le discernement, mais ils en sont le plus souvent très éloignés. Alors que la réflexion exige du temps, de l’analyse, de la mesure, la réaction épidermique est de l’ordre de l’effervescence, du bouillonnement, de l’ébullition –elle relève de l’immédiat. Là, de la durée ; ici, de l’instantané. Et tandis que nous réclamons du développement durable et des visions à long terme, le monde de la communication contemporaine accorde la primauté à la promptitude et à la soudaineté. La lettre manuscrite attendait la réponse plusieurs jours. Le mail permet un temps de latence. Facebook est un instrument qui ne souffre pas le délai. Si vous n’êtes pas connecté, vous êtes aussitôt dépassé. Twitter fait mieux encore : à la compression temporelle s’ajoute la brièveté du message. Limité à cent quarante caractères, il privilégie la vitesse de réaction. Le développement de la pensée recule devant le déclenchement d’un réflexe.

Les journalistes qui travaillent sur le web savent pertinemment que leur évaluation dépend moins de la qualité des contenus publiés que du taux d’engagement obtenu, autrement dit la réactivité de la communauté en ligne. Sur Facebook, cela s’évalue par le nombre de likes ou de shares ; sur Twitter, par la quantité de retweets et de commentaires. Il est ainsi possible de juger d’une influence par le nombre de followers ou par le buzz créé autour d’un avis, d’une impression, d’une image, d’une appréciation, d’un jugement, le plus souvent à l’emporte-pièce.

Dans ce contexte, la répétition d’un terme, son rabâchage, la capacité à le faire circuler le plus vite possible pour engendrer des retombées deviennent des clés de succès. Fréquemment, le journalisme online reprend l’énoncé d’une dépêche, l’agrémente de quelques captures d’écran provenant de tweets et lance un texte qui tourne auprès des internautes en grossissant, voire en se déformant, suivant une logique fort bien exprimée par Beaumarchais à propos de la calomnie. L’important n’est pas d’être lu mais d’être vu.

Pour la question qui nous concerne, l’utilisation réitérée de mots comme «terroriste», «agression», «attentat», «Daech», «guerre», «assassinat», «décapitation», «égorgement», «urgent», et tant d’autres, installe une atmosphère de violence, une sorte de pluie permanente d’idées associées à la brutalité, à la cruauté, à la barbarie. La démesure devient quotidienne. Chaque jour charrie son lot de termes virulents. Chaque heure voit se diffuser leur effet dans les esprits : l’accoutumance à la violence.

Cependant, il faut s’entendre. Cette violence ne naît pas sur Internet, même si une partie peut y trouver sa source. Elle s’y propage plus qu’elle n’en est le fruit. Il serait naïf de croire qu’elle apparaît avec notre monde, alors qu’elle règne depuis toujours au cœur des relations qu’entretiennent les hommes en société. La nouveauté vient de trois facteurs liés à la nature-même de l’univers d’Internet : la connexion généralisée, la vitesse de propagation, la résonance immédiate.

Premier constat : la violence, d’abord verbale, mais également imagée, prolifère sur le terreau qu’est Internet. Le libre cours règne.

Un deuxième effet des réseaux sociaux et du web plus généralement tient au renforcement d’une violence potentielle. Internet crée des espaces clos à l’intérieur desquels les internautes rencontrent leurs semblables, ceux qui pensent comme eux. Il est difficile d’y promouvoir des points de vue contradictoires. Ainsi, par exemple, la sphère « complotiste » ou la sphère djihadiste s’auto entretiennent en attirant à elles de nouveaux membres et en les captant, un peu comme une planète le ferait avec des objets célestes à la dérive.

Un troisième effet, lié aux précédents, consiste en une banalisation des positions violentes. Lors de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, France 2 a « couvert » l’événement par l’interview d’un homme aux côtés du cadavre de sa femme. L’émotion suscitée par cette indécence, et sa condamnation, témoignent certes d’une reprise de conscience, mais la chaîne de télévision n’avait pas, d’emblée, refusé de traiter ainsi le sujet. Signe que la banalisation est bien entrée dans les têtes, même quand on s’en croit protégé. Elle s’exprime dans la formule d’apparence innocente, « le petit arabe du coin » –qui porte pourtant un nom, comme tout le monde– ou par des pancartes avec « Mort aux Juifs » en plein Paris lors d’une manifestation pro-palestinienne en juillet 2014, en passant par les injures quotidiennes ou les bousculades dans le métro. Autrement dit, la tendance à l’exutoire qu’est devenu souvent Internet rend les gens moins sensibles aux petites atteintes à leur tranquillité et aux grandes atteintes à leur dignité.

Une question demeure : indépendamment des supports qu’elle emprunte, la montée de la violence visible, à travers sa diffusion, son intensification et sa banalisation, notamment via Internet et les réseaux sociaux, est-elle d’une radicale nouveauté?

On ne peut, ici, qu’ébaucher une réflexion terminale. Dans le livre 44 des Mémoires d’outre-tombe, le dernier, Chateaubriand écrit au chapitre 2 : « La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer.» Ce texte de 1841 défend l’idée que la transparence généralisée conduit immanquablement aux progrès de la jalousie, même si l’assassin, de nos jours, n’est pas celui de notre auteur.

Aussi, un cercle vertueux serait le suivant : je constate qu’autrui s’en sort mieux que moi ; j’essaie donc de comprendre comment il s’y prend ; je tâche de l’imiter, pour obtenir le même résultat que lui. Le cercle vicieux procède à l’inverse : j’en veux à autrui de son aisance ; ma jalousie ne tarde pas à se transformer en haine ; celle-ci me conduit au meurtre.

Homo Internetus est aussi un sapiens. Espérons qu’il saura finalement triompher de ses démons.

Lire sur Slate.fr : http://www.slate.fr/story/124157/homo-internetus