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Les lignes qui suivent s’efforcent de montrer que l’identité ne se résume pas à une assignation (nationale, ethnique, communautaire, autre), qu’elle ne rend aucunement compte de la pluralité propre à chaque personne et que son approche statique ne résiste pas à l’évolution dans le temps d’un individu.

Réduction

Il est courant de rapporter un être humain au hasard de sa naissance. Manière de dire : « Tu es ce que tu étais à ta naissance, et tu n’es rien d’autre. Quoi que tu fasses de ta vie, tu resteras celle ou celui que tu étais, dès le départ. » Cela revient à refuser toute émancipation, tout changement, tout déploiement, tout dépassement d’elle-même à quelque personne que ce soit. En un mot, à lui dénier toute liberté. A la rendre esclave de son origine. A l’enfermer dans une case. A la « raciser », suivant un mot devenu à la mode. Quand Sartre écrit que « Valéry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute » mais que « tout intellectuel petit-bourgeois n’est pas Valéry », il résume d’une seule phrase l’inanité de tout assignation, ici à une classe sociale. Qu’aujourd’hui l’origine ethnique, le passé victimaire, le genre ou la couleur de la peau servent de références essentielles tombent sous le coup de la même critique. Et le mélange des attributs – noire, exploitée, colonisée…– n’y change rien.

Cette logique témoigne d’un catalogage extérieur à la personne. D’une exo-identité. Se trouvent ainsi court-circuités l’histoire personnelle, l’adhésion à des idées, l’engagement éthique, les profondeurs de la psychologie, l’attachement à des origines et l’aptitude à les dépasser, en un mot la pluralité propre à chacune et à chacun de nous. Sa singularité. En renvoyant à la couleur de la peau, à la religion, au sexe, à tout ce qu’on voudra, l’exo-identité anonymise l’être humain. Il était quelqu’un, il devient quelconque.

Pluralité

Chaque individu peut ressentir cette dualité entre une assignation externe et une connaissance intime de ce qu’il cherche à être, son endo-identité. Ainsi nous arrive-t-il souvent d’être heurtés par qui prétend nous connaître. Eloquente est la réplique de Lacenaire, dans Les Enfants du paradis, le film de Marcel Carné dont Jacques Prévert écrivit les dialogues : « Vous ne me connaissez pas, Monsieur, et vous me demandez qui je suis ! »

Invité à prononcer une conférence, Orson Welles entra un jour dans une salle de plusieurs centaines de places où une assistance clairsemée l’attendait. Le jeune réalisateur de Citizen Kane observa son faible auditoire avant de s’adresser à lui en ces termes : « Mesdames et Messieurs, je suis metteur en scène de théâtre, décorateur, peintre, romancier, illusionniste, comédien, réalisateur de films… Comment se fait-il que je sois si nombreux et que vous soyez si peu ? » Il serait possible, sans doute, de dire la même chose de nous tous, toute proportion gardée, suivant la formule bien connue : « Je suis unique, comme tout le monde ». Et Charles Foster Kane, le héros du célèbre film de Welles incarne l’idée majeure suivant laquelle il est impossible d’accéder à la vérité d’un être. La question qui traverse ce chef-d’œuvre s’inscrit naturellement dans la réflexion exposée ici : qui était vraiment Kane ? Un pro hitlérien ou un grand patriote ? Un manipulateur ou un honnête citoyen américain ? Un collectionneur maladif ou un passionné d’art ? Un bon mari ou un coureur de jupons ? Un magnat de la presse ou un patron sans envergure ? Le journaliste qui enquête sur cette personnalité tout à la fois commune et hors du commun questionne celui qui fut l’ami du mystérieux personnage. Ce dernier répond laconiquement : « Cela dépend de qui en parle. » Voilà pourquoi la vérité de Kane échappe à tout le monde. La pancarte accrochée aux grilles de Xanadu, son château, synthétise la philosophie du film : « No trespassing ». Première et dernière image offerte au spectateur, elle l’informe qu’il est autant interdit de franchir la clôture qu’impossible de percer le mystère d’une femme ou d’un homme. L’antisémite ne verra jamais chez un juif que sa judéité. L’antimusulman qu’un mahométan. Le raciste antinoir qu’une négritude. Et ainsi de suite. L’identitarisme dilue les personnalités en oubliant le plus important : les actes.

Devenir

Toute confrontation honnête avec nous-mêmes a pour double effet de mettre en évidence ce que l’on devient, jour après jour, et de nous renseigner aussitôt, quoique très imparfaitement, sur ce que nous deviendrons au bout du compte. La première considération renvoie aux actes que nous accomplissons dans notre existence ; la seconde nous procure la sensation d’être étrangers à nous-mêmes. Les deux aspects restent liés tout au long de notre vie. Cependant, qui peut prétendre détenir la parfaite maîtrise de son existence ? Depuis Freud, nous savons que l’être humain est débordé par le sujet qu’il croyait être. Ce qui n’avait pas échappé à Montaigne : « Il se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. » La permanence de nos interrogations comme la diversité de nos actions sont les points aveugles de l’exo-identité. Celle-ci ne perçoit que la face émergée de l’iceberg.

Notre « identité », s’il faut conserver ce terme flou, s’affirme essentiellement dans nos agissements, qu’il se manifestent dans les plus petits actes de la vie quotidienne ou dans de plus grandes actions à portée historique. Il se peut que nous ne décryptions pas ce qui les motive (« je ne sais pas ce qui m’a pris ») ou que nous refusions de les reconnaître (déni de la réalité). Il se peut aussi que nous les assumions pleinement. Dans ce cas, nous touchons au fondement même de notre « identité » : la responsabilité individuelle. Dans tous les cas de figure, nous devons reconnaître un principe incontournable : « je ne suis pas, je deviens par ce que je fais ». Dynamique contre statique. Vous aurez beau me définir par ma nationalité ou par mon héritage, je serai toujours l’expression de mes accomplissements. Certains commencent par des actes dignes et s’abîment ensuite dans l’indignité, comme ce fut le cas de Philippe Pétain. D’autres vont en sens inverse : Moïse ne s’est-il par rendu coupable de meurtre sur la personne d’un Egyptien qui brutalisait un Hébreu avant d’être le promoteur du Décalogue et d’une éthique sur laquelle s’est établie la civilisation occidentale ?

La responsabilité individuelle permet de tracer le chemin parcouru depuis la naissance à travers l’affirmation de soi, dans la vie en générale et dans la vie sociale en particulier. Rien ne permet cependant de penser que cette voie est tracée par avance. Il se peut que ce soit le cas, chez ceux qui ont une vocation chevillée au corps et dont ils ne s’écartent pas un instant, mais pour l’immense majorité, il reste difficile de se reconnaître à travers le parcours effectué. Suis-je la même personne à cinq ans, à vingt, à quarante, à soixante-dix ? Ne suis-je pas comme le Figaro de Beaumarchais, dont le moi est, déclare-t-il, « un assemblage informe de parties inconnues » ?

Les actes, seuls, permettent de cerner l’identité de quelqu’un. Si ceux du passé ne suffisent pas, bien qu’ils y concourent, ceux qui n’ont pas encore été accomplis complèteront le tableau. Il se pourra que les seconds et les premiers soient en harmonie, ou qu’ils s’opposent. La prime restera aux plus récents. Ce qui revient à dire que tout être humain est à la fois en recherche de ce qu’il est au sein d’un devenir qu’il ne maîtrise jamais parfaitement, et, ce faisant, d’une altérité irréductible pour les autres comme pour lui-même. Si nous cherchons à nous rapprocher au mieux de nous-mêmes, nous sommes rapidement confrontés à une étrangéité impossible à percer. C’est là l’angle mort de l’identitarisme. Dès lors, comme le pensait le poète d’origine égyptienneEdmond Jabès, l’identité est peut-être un leurre. Cette affirmation percute d’emblée toute vision qui catégorise au nom des racines. D’où que nous venions, seuls nos actes permettent de savoir vraiment qui nous serons. C’est ce que l’on peut appeler l’universel du devenir.