Menu

Il est tout à fait possible qu’une démocratie se suicide, comme ce fut le cas en Allemagne avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Il est impossible d’assimiler le seul vote à un acte démocratique, comme les élections dans des pays absolutistes comme l’Iran le démontrent. Il est erroné de croire que la démocratie repose sur la rationalité d’un vote, comme en témoigne le Brexit. Il est faux d’imaginer que la démocratie, telle que nous la connaissons dans les pays occidentaux, dont la France, est définitivement installée, comme l’attestent la montée des extrémismes un peu partout dans le monde. Et il serait enfin fallacieux de penser que l’injure et la désinformation, utilisées par Donald Trump, cesseront dans l’avenir de traverser les débats. À moins que…

À moins que les démocraties se regardent dans un miroir et s’interrogent sur leur fonctionnement. Un espoir existe pour sortir de l’ornière où nous sommes englués aujourd’hui. Il siège dans la mise en œuvre d’une relation nouvelle entre les institutions et les citoyens. Je dis bien « citoyens » et non « opinion » ou « peuple ». Un mot d’explication avant de proposer une voie d’avenir.

Le mot « peuple », s’il revient aujourd’hui sous la plume des extrémistes, de gauche comme de droite, pour justifier leur radicalisation, relève désormais plus du mythe que de la réalité. Employé à tue-tête par Donald Trump ou Patrick Buisson de nos jours, comme par Staline ou Robespierre jadis, il ne renvoie plus à l’entité qu’il fut un temps, masse compacte et unitaire supposée orienter la conscience du progressisme et légitimer en son nom tous les actes possibles. Éclaté, fragmenté, découpé en tranche, il a laissé place dans la seconde moitié du XXe siècle à un autre vocable, tout aussi difficile à appréhender mais sujet à enquêtes statistiques : l’opinion. Mais les récentes méprises, les erreurs de prévision, les confusions d’analyses soulignent à quel point ce dernier mot inspire désormais une sorte de scepticisme : tous les sondages n’annonçaient-t-ils pas la victoire du maintien de l’Angleterre dans l’Europe et celle d’Hilary Clinton ? Le troisième terme qui aujourd’hui tend à s’imposer est celui de « citoyen ».

Le peuple était une masse. L’opinion un ensemble plus ou moins bien décomposable. Le citoyen est un individu. Une singularité. Vous et moi, enfin considérés comme des acteurs de l’histoire. Quand on parle de citoyens, tout le monde se représente quelque chose de massif, bien sûr –plusieurs millions d’éléments– mais aussi de flou, de diffus, de difficile à saisir par la pensée. Or, ces millions d’individus, depuis quelques années, n’ont pas attendu que quiconque leur donne la parole, ils l’ont prise. Internet et les réseaux sociaux permettent à chacun d’entre nous de s’exprimer à chaque instant, et sur tout. Il ne s’agit pas ici de décrier ou de louanger, mais de constater. Non seulement le peuple et l’opinion cèdent la place au citoyen, mais celui-ci n’attend pas une révolution ou un sondage pour s’exprimer, il le fait tous les jours.

Face à cette montée de l’individu et à sa parole libérée, la démocratie actuelle continue de croire que rien n’a changé. Elle s’étonne d’être prise de vitesse par ce mouvement il est vrai ultra rapide. Confrontée à des surprises à répétition, elle cherche des explications dans l’appauvrissement des classes moyennes ou dans la révolte des déshérités du progrès économique. Et chacune des explications comporte certainement une part de vérité. Mais il faut maintenant sortir de l’ornière.

D’un côté, les élections organisées tous les quatre, cinq ou six ans, ici en France ou ailleurs dans le monde des pays démocratiques, moment où les citoyens sont appelés aux urnes; de l’autre, à tout moment, l’expression des citoyens sur tout ce qui leur paraît justifier une prise de position. D’un côté, le mutisme pendant des années, avant de mettre un bulletin dans l’isoloir ; de l’autre, une parole journalière, débridée. De cet écart naît, chez certains, ou l’exaspération à l’égard d’institutions qui tranchent pour leur vie sans qu’ils aient eu à en connaître, ou le rejet pur et simple de ce qu’on appelle encore la démocratie.

La solution est dans la diminution, ou la suppression si possible, de cet écart. Comment changer la démocratie représentative pour qu’elle ne se suicide pas ? En intégrant les citoyens dans la délibération. « L’organisation de la délibération », pour reprendre une formule de Pierre Rosanvallon, est urgente. Quand on permet aux citoyens de délibérer sur ce qui conditionne et détermine leur existence, ils deviennent associés au processus de décision. D’aucuns pourraient estimer que ce serait un autre danger pour la démocratie représentative que de s’en remettre à des citoyens non avertis. C’est souvent la position de ce qu’on dénomme les « élites ». En réalité, quand on maintient les individus dans l’ignorance, ils ne peuvent que se révolter, de temps à autre, mais quand on leur donne les moyens d’être intelligents, ils le sont. Nous disposons aujourd’hui de ces moyens, grâce à la métamorphose numérique. Le monde autrefois diffus des individus est désormais accessible. Il est temps que nos démocraties renouent le dialogue direct avec leurs citoyens.

Certes, la différence entre un homme intelligent et un homme sage est que le premier arrive toujours à sortir de l’ornière où le second a su ne pas tomber. Si nous ne pouvons pas encore être sages, soyons si possible intelligents.

Lire sur Slate.fr :www.slate.fr/story/128534/comment-sortir-democraties-orniere