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Rien n’est donné à l’être humain à sa naissance. Il doit tout conquérir, à commencer par lui-même. Cela peut déboucher sur une histoire grandiose. C’est ce que nous apprend le parcours de Jacob.

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Jacob est le troisième patriarche, avec Abraham, son grand-père, et Isaac, son père. Il est le frère jumeau d’Esaü, né tout juste avant lui. Il lui a, contre un plat de lentilles, acheté son droit d’aînesse, et, sur le lit mort de leur père, il a trompé celui-ci pour obtenir sa bénédiction à la place de son aîné. Tout le monde sait cela. Devenu grand, Jacob est envoyé à Haran, chez son oncle maternel, le beau-frère d’Isaac. D’abord bien reçu, les relations se détériorent. Jacob convoite la fille aînée de Laban, la très jolie Rachel, et travaille sept ans pour obtenir sa main. Au lieu de la lui accorder, comme promis, son oncle lui donne celle de Léa, son autre fille. Pour autant d’années de plus, Jacob obtient de se marier avec sa préférée, non sans avoir eu déjà quatre enfants avec sa sœur. Comme dans toute famille, les rapports au sein de celle-ci ne sont donc pas simples : tensions fraternelles, fratrie composite, mésententes, ruses, rancœurs, tromperies.

Le texte nous apprend que Jacob tenait le talon de son frère à la sortie du ventre de leur mère. Cela explique son nom, qui vient du verbe la’akov, « suivre ». Quoique habile, ingénieux, dégourdi, Jacob n’est pas un leader. Il subit la loi de son oncle Laban, sans se révolter, de même qu’il craint la force d’Esaü. Il finit par s’enfuir de chez le premier, après une brouille inévitable, et apprend que le second, avec quatre cents hommes, vient à sa rencontre. Il prend peur à l’idée que son frère lui cherche querelle. Il lui envoie de nombreux présents, par l’intermédiaire de ses serviteurs, et se retrouve devant un petit cours d’eau dénommé Yabok. La nuit, il se lève et entreprend de faire traverser tout son monde, deux femmes, onze enfants et deux servantes.

Jusqu’à présent, le texte biblique est resté narratif et rien ne nous étonne particulièrement si ce n’est que Jacob a tout d’un être commun et fort peu d’un héros. Tout au long des chapitres 25 à 32 de la Genèse, il apparaît comme un homme honnête, mais inquiet, pour lui-même comme pour sa famille. Rien ne semble devoir le mettre sur le même pied qu’Abraham et Isaac. Tout bascule au verset 25 du chapitre 32, de façon subite et brutale. Le texte nous dit ceci : « Jacob étant resté seul, un homme lutta avec lui, jusqu’à la montée de l’aurore. »

Une remarque et une question s’imposent d’emblée. Le verbe traduit par « étant resté seul » est en hébreu une forme passive, ce qui revient à dire que Jacob s’est retrouvé isolé, probablement au milieu du Yabok qu’il venait de faire passer à sa famille, comme s’il y avait été contraint. Par ailleurs, on peut se demander d’où vient l’homme qui se jette sur lui. De qui s’agit-il ? Pourquoi s’attaque-t-il à Jacob ? Le texte emploie bien le terme hébreu ish, « homme », et non « ange », comme l’ont interprété certains, en particulier Eugène Delacroix dans le célèbre tableau que l’on peut voir dans l’église Saint-Sulpice à Paris. Cet homme semble tomber du ciel. Toujours est-il qu’une lutte s’engage. Contrairement à la forme active, employée par toutes les traductions, le verbe utilisé ici par le rédacteur est lui aussi conjugué dans une forme passive : non pas « lutter », mais « être mis en lutte ». Tout se passe donc comme si cet homme et Jacob se battaient sans pouvoir faire autrement, déterminés en quelque sorte par une puissance qui les y oblige, à laquelle ils ne peuvent se soustraire.

L’empoignade dure jusqu’à l’aube, sans que l’un des deux combattants l’emporte. Jacob est blessé, sa hanche s’est luxée. Cependant, son agresseur est à sa main. C’est bien lui qui domine quand le soleil s’apprête à poindre. L’homme lui demande alors de le lâcher, mais Jacob exige en contrepartie d’être béni. Situation bien étrange : voilà un assaillant qui souhaite en finir alors qu’il a le dessous – on le comprend –, et un agressé qui veut être béni par celui qu’il domine. Pourquoi cela ?

La réponse passe par une autre question : qu’est-ce qu’une bénédiction ? Si je prie quelqu’un de me bénir, cela signifie tout simplement que je lui demande de me vouloir du bien. Le verbe adopté dans le texte est lévarekh, qui, comme léahel, veut dire « souhaiter ». De sorte que la scène peut être interprétée de la façon suivante : avant que les deux hommes ne se séparent, Jacob propose à son adversaire de changer d’attitude et de transformer sa malveillance initiale en bienveillance finale. L’agresseur veut avant cela connaître le nom de celui qu’il a combattu. Là encore se produit un coup de théâtre, qui éclaire la narration de façon pour ainsi dire rétrospective. A peine Jacob s’est-il exécuté que l’inconnu lui lance (chapitre 32, verset 29) : « Tu ne t’appelleras plus Jacob mais Israël, car tu as lutté avec Elohîm et avec les hommes, et tu as pu. »

Que signifie ce changement de nom ? Le mot « Israël » vient de sar (sarah au féminin) et signifie en hébreu « prince » ou « gouverneur », ou encore « maître de soi ». En français, la troisième personne du futur au singulier se signale par les deux lettres r et a, ra : il sera, il viendra, il rira. En hébreu, cette conjugaison comporte toujours un yud initial : isar signifie : « il gouvernera ». Avec El, condensé d’Elohîm, isar/el, prononcé isra/el dans la pratique, veut dire : « il gouvernera grâce à Elohîm ». Le texte biblique original ne comportant pas d’indications phoniques (impossible, par exemple, de distinguer les lettres shin (she) et sin (se)), on pourrait lire ichar, et non isar, c’est-à-dire « droit ». Dans ce cas « Israël » signifierait : « droit devant Elohîm ». Ce sens ne s’accorde cependant pas ici avec le contexte.

Le changement de nom s’éclaire encore par la fin du verset : « tu as lutté avec Elohîm et avec les hommes, et tu as pu ». Tu as lutté, avec, pas contre. Le texte est explicite. Autrement dit, dans ton combat, tu n’as pas vaincu, certes, mais tu n’as pas succombé non plus. Tu as pu te battre, et pas avec n’importe qui. Non seulement avec Laban et avec Esaü, auxquels finalement tu as résisté, mais aussi avec cet « homme » venu de nulle part et retourné au néant, qui pourrait bien être une puissance céleste.

Quelle que soit l’époque à laquelle ce texte a été rédigé, entre le XIIIe et le VIIe siècles avant notre ère, ce sont les dieux – les Elohîm – qui expliquent le pourquoi des actions humaines, comme chez Homère. Aujourd’hui, c’est à l’intérieur de nous-mêmes, dans notre propre histoire bien plus que dans une force extérieure, que nous cherchons ce qui nous détermine. Freud a proposé d’expliquer nos actes à partir d’un mélange de conscient et d’inconscient. Avec son apport, l’épisode décrit dans cet article se présente à nous sous un autre aspect que celui qu’il revêt aux yeux de Jacob, lequel estime qu’il a « vu un être divin face-à-face » et qu’il est resté vivant.

Cette histoire peut dès lors être envisagée autrement. Jacob est seul au milieu du gué, qu’il a fait passer à sa maisonnée. Toute sa vie, jusque-là, il a suivi, subi, fui. Quelque chose en lui pourtant se révolte. Il entre en combat avec lui-même. Comme un homme assailli de pensées, il lutte intérieurement, toute la nuit. L’étranger, c’est Jacob lui-même, l’homme qu’il a été, mais qui aspire désormais à une autre existence. Il s’épuise dans cet engagement, se blesse même, comme il arrive à la suite d’un long effort, expression d’une métamorphose. Au matin, il se demande ce qui a bien pu le traverser. Quelque chose d’inexplicable et de pourtant décisif. Il est un homme nouveau. Ce ne peut être que l’effet d’une intervention divine. Aussi pense-t-il qu’il a vu un « être divin face à face ». L’expression employée ici par le texte est panîm el panîm. Le traducteur parle de face, mais si le mot panîm signifie bien « faces » (au pluriel), il veut dire aussi « intérieurs », également au pluriel. Chacune et chacun d’entre nous possède autant de faces que d’intérieurs : notre visage exprime nos sentiments profonds, ou, comme l’écrivait Baudelaire, « les yeux sont les soupiraux de l’âme ». De sorte que Jacob, après s’être entretenu combativement avec lui-même, ressent qu’il a été confronté d’intérieurs à intérieurs à une force qui l’a transcendé. Il ne s’est pas battu contre lui-même, mais avec lui-même. Dans cette dernière perspective, Israël est celle ou celui qui ne renonce pas, qui lutte jusqu’à la fin de la nuit – de toutes les nuits que le monde connaît ou organise –, qui ne se soumet pas, sans écraser son adversaire ou son ennemi. Et c’est à l’intérieur d’eux-mêmes que les bénei Israël – les enfants d’Israël – doivent chercher cette paix sans victoire dont parlait Verlaine.