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Fils de Rébecca et d’Isaac, Jacob tombe amoureux de Rachel, la fille aînée de son oncle Laban. Aussi lui demande-t-il sa main. Celui-ci la lui accorde contre sept années de travail à son service. Cependant, à l’échéance, il lui attribue sa cadette Leah, au lieu de Rachel, et lui redemande le même labeur pour obtenir celle qu’il aime. Sans broncher, Jacob obtempère, bien que le couple ait déjà engendré quatre garçons.

En dépit de sa vie maritale, Leah n’ignore rien des sentiments de son mari pour sa sœur. Le texte nous dit que contrairement à elle, qui « avait les yeux faibles », Rachel « était belle de taille et belle de visage » (Genèse, 29/17). Chaque naissance devient alors l’occasion pour Leah d’espérer conquérir l’amour de Jacob. Elle dénomme son premier fils Ruben (Réouven, mot qui vient du verbe hébreu « voir ») « parce que, dit-elle, YHWH a vu mon humiliation, de sorte qu’à présent mon époux m’aimera » (Genèse, 29/32). Elle nomme le suivant Siméon (Shimon, qui vient du verbe « écouter »), « parce que YHWH a entendu que j’étais dédaignée, il m’a accordé aussi celui-là » (Genèse, 29/33). A la naissance du troisième, elle déclare : « Ah ! désormais mon époux me sera attaché, puisque je lui ai donné trois fils » (Genèse, 29/34) et elle appelle le nouvel arrivant Lévi (qui vient du verbe « accompagner »). Son mari n’étant toujours pas conquis, elle enfante une fois encore et nomme son quatrième garçon Juda (Yéhoudah, qui vient du verbe « remercier », mais signifie aussi « faire remercier », « dire la vérité », ou encore « avouer »). Elle dit alors : « Pour le coup, je rends grâce à YHWH » (Genèse, 29/35).

La patience de Jacob est récompensée : Rachel devient enfin son épouse. Comme elle est stérile, et qu’elle est humiliée à l’idée de ne pas enfanter comme sa sœur Leah, elle met sa servante Bilah dans le lit de Jacob et celle-ci met au monde deux garçons de plus. Leah fait de même avec sa servante Zilpa, et la fratrie augmente encore de deux unités. Après quoi, les voies de YHWH étant impénétrables, Leah put de nouveau avoir deux autres fils ainsi qu’une fille, Dinah, tandis que Rachel eut elle aussi le bonheur d’accoucher par deux fois, comme sa cadette. Au total, Jacob devint donc le père de douze garçons Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Dan, Naphtali, Gad, Asher, Issachar, Zabulon, Joseph et Benjamin.

La course poursuite de ces deux femmes nous renseigne sur l’importance que revêtait à l’époque la procréation dans le statut féminin et nous apprend que la descendance masculine de Jacob/Israël donna naissance aux douze tribus éponymes. Sur son lit de mort, le patriarche reçut un par un tous ses fils pour leur dire ce qu’il adviendrait d’eux, en se fondant sur leurs actes.

Quand ce fut le tour de Juda, il prédit : « Le sceptre n’échappera point à Juda, ni l’autorité à sa descendance… » (Genèse, 49/10). Non seulement ses frères lui rendront hommage mais l’autorité de sa postérité ne sera jamais remise en cause à travers les temps. Il restera une référence. Juda, il est vrai, agissait toujours avec bonté. Il sauve son frère Joseph de la mort, prend la place de Benjamin quand celui-ci est retenu en Egypte, s’offre en échange de ses frères quand ils sont accusés de vol. (voir Genèse, 37 à 43). En un mot, son comportement illustre une réflexion de Montaigne : « Toute autre science est dommageable à qui ne possède pas la science de la bonté » (Essais, I, 25). Cependant, c’est son nom même qui doit retenir l’attention.

L’Elohîm d’Israël se compose de quatre lettres (tétragramme) et s’écrit YHWH. Dans la Bible, plusieurs personnages importants possèdent des patronymes incluant trois de ces quatre lettres, comme par exemple Josué, le successeur de Moïse, dont le nom hébraïque est Yéhochou’a (y, h, w – cette dernière lettre, pour le son « ou »), le roi Josias, Yo‘shiyahou (y, h, w), ou les prophètes Isaïe, Yésha’éyahou (y, h, w) et Jérémie, Yirméyahou (y, h, w). Juda, quant à lui, s’écrit Yéhoudah. En hébreu, cela donne : יְהוּדָה. Sans être hébraïsant, il est facile de repérer la proximité avec le tétragramme, יהוָה. Les deux mots ne diffèrent que d’une seule lettre, indiquée en gras pour Juda. Autrement dit, ce dernier possède un patronyme qui incorpore le tétragramme. C’est un cas unique dans l’ensemble de la Bible. Cette parenté signifie, dans la perspective biblique, une symbolique forte, une relation étroite entre l’Elohîm d’Israël et cet homme. De fait, Juda sera le nom de l’un des deux royaumes issus du schisme qui survient à la mort du roi Salomon, en 931 avant notre ère : au nord, celui d’Israël, regroupant dix tribus, dont la capitale sera d’abord Sichem, puis Samarie ; au sud, celui de Judée, reposant sur les deux seules tribus de Juda et de Benjamin, avec Jérusalem pour capitale.

Quand le royaume du nord succombe en 722 avant Jésus-Christ sous les coups de l’Assyrien Salmanazar V et de son successeur Sargon, celui du sud se maintient alors tant bien que mal, jusqu’à la défaite de Sédécias devant Nabuchodonosor en 587, prélude à la destruction un an plus tard du Temple de Salomon. Le royaume de Juda ne disparaît pourtant pas, jusqu’à la révolte dite de Bar-Kokhba (132-135), écrasée par Hadrien. Pour punir les insoumis, sachant que les Philistins étaient de longue date leurs ennemis mortels (voir l’épisode de David et Goliath), l’empereur romain change alors le nom de Judée en Philistine – devenu Palestine.

Il reste que les habitants des deux royaumes déchus s’appelaient au nord des Ysraelîm et au sud, des Yéhoudîm, pluriel de Yéhoudah. En français, cela donne « Israélites » pour les premiers, « Judéens » pour les seconds, dont les transcriptions grecque Ioudaîos, et latine, jûdæus, aboutiront dans au XIIIe siècle notre langue au mot « juif ». Il découle de ces rappels que ce terme est relié en droite ligne à Juda/Yéhoudah, donc à un mot qui contient les quatre lettres du tétragramme. Les juifs entretiennent ainsi un rapport intime avec YHWH, sans qu’il soit facile de préciser sa nature. Une interprétation est envisageable. La première concerne le mot Yéhoudah ; la seconde, le rapport intrinsèque avec le tétragramme.

En hébreu, la troisième personne du futur, au singulier comme au pluriel, commence toujours par un yod, notre y. Non seulement c’est le cas de Yéhoudah mais aussi celui de YHWH. Encore faut-il ajouter que le futur hébraïque est quelque peu différent de celui d’une langue indo-européenne comme la nôtre. « Il remerciera », par exemple, ne signifie pas en hébreu que cette action s’effectuera dans l’avenir, de façon plus ou moins hypothétique, mais qu’à partir de maintenant et pour toujours il faudra s’y plier. De la même manière, le y initial du tétragramme indique, sans le moindre doute, que l’Elohîm d’Israël doit être conçu dès maintenant et pour toujours. Certains traducteurs en tirent la conclusion qu’il est possible de considérer que YHWH relève d’un présent continu. C’est peut-être cela qui conduisit Pierre Robert Olivétan (1506-1538), Cousin de Jean Calvin, premier traducteur en français de la Bible, à proposer « L’Eternel » comme traduction du tétragramme. Pourtant, dans le verset 14 du chapitre 3 de l’Exode, déjà rencontré lors d’une rubrique précédente, et sur lequel j’aurais l’occasion de revenir ultérieurement, Moïse se demande quel nom il devra donner au peuple si celui -ci veut savoir qui lui dicte ses paroles. La réponse tient en deux mots dans notre langue : « Je serai », réduite à un seul en hébreu, le « je » étant inutile : éhiéh. Cette affirmation est tout à la fois une certitude et une éventualité. Le croyant y trouve son compte ; l’incroyant n’est pas démenti.

Ainsi, au cœur-même du mot « juif » se trouve pour ainsi dire une double détermination par le futur. Que l’on soit érudit ou ignorant, né dans le judaïsme sans en avoir étudié les textes ou au contraire rompu à leur fréquentation régulière, respectueux des rituels ou émancipé d’eux, croyant ou athée, conscient de cette relation avec ce qui est toujours à/venir ou indifférent à son expression, rien ne modifie l’ancrage évoqué ici. Chaque juif est traversé par cette présence du futur et cet écart par rapport à soi qui ne se résout jamais dans une identité statique. Voilà peut-être pourquoi, suivant la remarque d’Arthur Koestler, les juifs vivent « la condition humaine portée à l’extrême ».