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A l’origine, le mot « juif » est lié à la famille du patriarche Jacob. Oublier sa genèse, ou ne pas s’en soucier, rend improbable de percer la nature de sa singularité. Les lignes qui suivent s’efforcent de repérer dans son histoire et dans sa construction linguistique l’altérité qu’il porte en lui.

Une histoire de famille

Jacob, amoureux de Rachel, crut obtenir sa main après avoir travaillé sept ans chez son oncle, Laban. Celui-ci le trompa en lui accordant celle de Leah. Sept années supplémentaires furent exigées de lui pour qu’il obtienne satisfaction. Cela n’empêcha pas Leah de donner quatre fils à Jacob. Le texte biblique (Genèse, chapitre 29, versets 32 à 35) nous informe qu’elle nomma chacun des trois premiers en fonction de ce qu’elle ressentait vis-à-vis de son époux, avec l’espoir que chaque naissance le rapprocherait un peu plus d’elle[1]. Ces efforts ne furent manifestement pas couronnés de succès. Aussi enfanta-t-elle de nouveau, mais cette fois elle nomma son dernier garçon Juda (Yéhoudahיְהוּדָה), qui vient du verbe « remercier », « reconnaître » (léhodot – לְהוֹדוֹת) et conclut : « Pour le coup, je rends grâce à YHWH ! » sans que cela signifie qu’elle ait été comblée maritalement.

YHWH, le tétragramme imprononçable, désigné seulement par d’autres noms, notamment Adonaï, s’écrit en hébreu (en lisant de droite à gauche) : יהוה. Il est assez facile de remarquer, même quand on ne lit pas l’hébreu, que le mot « Juda » (יְהוּדָה) et le tétragramme ont exactement la même structure (ici en noir), à une lettre près. On retrouve dans les deux termes les quatre lettres yod (י), (ה), vav (ו), (ה), indépendamment des voyelles (points ou barres affectés aux consonnes), mais avec pour Juda une de plus (ici en rouge), entre le vav et le dernier  : un daleth, le d dans notre alphabet. Il est très rare de rencontrer un nom propre si proche du quatuor désignant l’Elohîm d’Israël[2]. D’autres dans la Bible hébraïque comportent jusqu’à trois de ces lettres[3], mais jamais quatre. Juda est un cas unique. Ce n’est pas sans conséquences pour notre sujet, le juif et l’autre.

Sans revenir sur les péripéties qui émaillent l’existence de Juda (voir à ce sujet Genèse, chapitre 36 et 37), il faut retenir que son père, Jacob/Israël, au seuil de la mort, reçoit ses douze fils, les uns après les autres (Genèse, 49/1-10), et réserve à celui-ci une place à part : « Le sceptre n’échappera point à Juda, ni l’autorité à sa descendance. » De fait, Yéhoudah donne son nom à l’un des deux royaumes qui se partagent l’héritage de Salomon, lors du schisme de 931 avant notre ère. Celui du nord, appelé Israël, réunit dix des douze tribus, tandis que celui du sud ne repose que sur les deux seules tribus de Juda et de Benjamin. La capitale du premier est Samarie, celle du second, Jérusalem. Les travaux archéologiques ont montré que le royaume du nord était bien plus riche que celui du sud, et pour cette raison objet de convoitises, dont celles des Assyriens Salmanazar V et de son successeur Sargon II. Ce dernier l’annexa en 722 et en déporta les habitants. Juda – la Judée – se maintient alors tant bien que mal, jusqu’à ce que son dernier roi, Sédécias, soit vaincu en 587 par Nabuchodonosor, prélude à la destruction un an plus tard du premier Temple de Jérusalem érigé par le roi Salomon au Xe siècle. Les habitants du nord s’appelaient des Ysraelîm et ceux du sud, des Yéhoudîm. Les premiers ont donné en français le mot « israélites » et les seconds celui de « juifs »[4].

Juif

En français, un verbe au futur, à la troisième personne du singulier, se termine par ra : il rira, il sera, il remerciera. En hébreu, il commence toujours par un yod (י), translittéré dans notre langue par un y : ytshaq[5] (יִצְחַק) il rira, yihyéh (יִהְיֶה) il sera, yodéh (יוֹדֶה) il remerciera.

Juda, Yéhoudah, est donc une forme future. Par conséquent, « juif » aussi. C’est là un premier point essentiel, mais qui ne nous fournit aucun élément explicatif. Pourquoi le futur se trouve-t-il inscrit au cœur du mot « juif » ? En quoi cela permet-il de penser que le rapport à autrui est pour ainsi dire consubstantiel au juif ?

Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces deux questions, un détour s’impose par un passage clé de l’Exode, le verset 14 du chapitre 3. Il s’agit de l’épisode au cours duquel Moïse s’interroge sur son destin, sur sa volonté de proposer aux Hébreux retenus en Egypte leur libération et sur le meilleur moyen d’y parvenir. Il entrevoit cette aventure alors qu’il garde les bêtes de son beau-père, Jethro. Son projet en tête, il envisage toutes les difficultés auxquelles il devra faire face, jusqu’au moment où il bute sur une question déterminante : au nom de quoi s’exprimera-t-il ?

A l’époque où se déroule l’action, tous les peuples de la terre disposent de dieux en grandes quantités, des centaines pour les Egyptiens ou pour les Assyriens, tous possédant un nom et des richesses parfois supérieures à celle des souverains, comme par exemple Amon le thébain. Moïse se demande ce qu’il devra répondre au peuple assemblé devant lui si, comme c’est presque certain, celui-ci veut savoir au nom de quelle divinité il s’adresse à lui. « Or, je vais trouver les enfants d’Israël, et je leur dirai : l’Elohîm de vos pères m’envoie vers vous… S’ils me disent : Quel est son nom ? que leur dirai-je ? »[6] Dans un des passages les plus vertigineux de la littérature universelle, sous une forme dialoguée avec l’Elohîm d’Israël, YHWH, à la manière d’un Platon ou bien plus tard d’un Diderot, Moïse entend la réponse au verset 14 : « Elohîm dit à Moïse : je serai ce que je serai. Et il ajouta : « Ainsi tu parleras aux enfants d’Israël : je serai m’a envoyé auprès de vous » »[7].

C’est là un saut qualitatif majeur. Si l’on se met un instant à la place de ceux qui entendirent cette apostrophe pour la première fois, comment ne pas imaginer leur scepticisme ou leur sidération ? Voilà un homme qui prétend guider tout un peuple et qui se réclame de… « Je serai ». Il ne s’agit pas d’un nom, ni de quelque divinité représentable, à laquelle il serait possible de sacrifier, mais d’un verbe conjugué au futur. Moïse devait se réclamer de Je serai, parler au nom de Je serai, proposer un but grâce à Je serai. Tacite, antisémite patenté longtemps avant que cet adjectif n’ait été inventé, n’avait pas tort de penser, comme il l’écrit dans Histoires, que Moïse finit par persuader les Hébreux qu’ils ne pouvaient compter ni sur les dieux ni sur les hommes, mais uniquement sur eux-mêmes. C’est effectivement là le message du texte : « Je serai » constitue la source de toute action et impose à ceux qui adhèrent à cet espoir de ne jamais plus s’arrêter en chemin.

Devenir étranger

Il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la Torah pour intérioriser un enseignement qui se transmet depuis des siècles et qui trouve, en chaque juif, un écho plus ou moins assumé. Les plus grands livres sont ceux qui vous influencent même si vous ne les avez pas lus. Il y a dans ce « Je serai » une sorte d’injonction : cherchez, soyez en mouvement, explorez votre humanité, avancez sur le chemin de votre être intime, acceptez-vous comme indéfinissable, cela seul fera de vous un juif dans toute sa force. Et ne vous plaignez pas de la difficulté d’une telle démarche, cela s’appelle un destin. Soyez face à vous-même, et vous serez. Ce qui conduisait un Edmond Jabès à considérer que « l’identité est peut-être un leurre. Nous sommes ce que nous devenons »[8].

Par sa dénomination même, le juif comporte ainsi en lui l’idée d’un devenir. Il ne peut pas être, une fois pour toutes. En lui gît de l’à-venir. Il n’en est pas forcément conscient, mais il en est traversé. La judéité du juif est cette étrangeté de lui-même qui lui interdit de se définir au présent, alors même qu’il ne peut cesser de réfléchir à celui qu’il est. Qui le pousse à s’interroger sur cet écart avec lui-même, qu’il ne pourra jamais combler. Rien n’était plus juif chez Kafka que cette réflexion notée dans son Journal, en janvier 1914 : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs, c’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même. » Une sorte d’étrangeté d’autant plus évidente que tout effort pour la percer la renforce en la dressant devant soi. Ce qu’exprimait Montaigne : « Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même : on s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi »[9].

Celui qui veut se connaître, soucieux de répondre à l’injonction de Socrate, à laquelle Freud a fourni des moyens techniques, se confronte vite à l’impossibilité d’y parvenir. L’étranger qu’il est pour lui-même, qu’il aimerait bien apprivoiser, les autres lui rappellent, un jour ou l’autre, qu’il l’est aussi vis-à-vis d’eux. Raison pour laquelle, sans doute, la Bible souligne combien l’étranger, quel qu’il soit, mérite considération et respect : « Il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l’étranger qui séjourne avec vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte je suis l’Éternel votre Dieu » prescrit le Lévitique (19/34), tandis que Nombres (15/16) rappelle une « règle absolue pour vos générations : vous et l’étranger, vous serez égaux devant YHWH. » Le Deutéronome (10, 19) revient à la charge, d’une façon plus impérative encore : « Vous aimerez l’étranger, vous qui fûtes étrangers dans le pays d’Egypte ». Ces répétitions ne sont pas fortuites. L’injonction biblique sous-entend que ce n’est pas une tendance naturelle chez tout un chacun et qu’il est donc nécessaire d’y insister avec force. Face à un étranger, le juif doit se souvenir que c’est un autre lui-même, un miroir présenté devant lui où peut se lire sa propre histoire et sa propre intériorité. De sorte que le juif, à la fois étranger à lui-même et pour cette même raison d’une altérité irréductible pour les autres, est d’une certaine manière « l’étranger de l’étranger »[10].

Oui, mais pourquoi ? Pourquoi cette double étrangéité chez le juif ?

Il faut chercher la réponse dans la nature particulière de l’Elohîm d’Israël, YHWH. Il est étonnant que tout le monde ou presque veuille absolument déchiffrer le tétragramme. André Chouraqui signalait que toutes les langues et tous les dialectes qui existent à la surface de la terre le traduisent, alors même que ce quatuor, ne se laissant pas nommer, ne peut évidemment pas avoir de traduction. Une simple remarque l’atteste. Il existe quatorze ou quinze voyelles en hébreu, les brèves, les longues et les composées. Le nombre de combinaisons entre les quatre consonnes du tétragramme (le yod, y, en est une) et les voyelles est donc de 144 à 154, soit entre 38 416 et 50 625 possibilités. Yahvé, par exemple, n’en est qu’une, comme ayhouwih, ou yohwiah, ou yuhéwiha, en ainsi de suite. On ne compte pourtant plus les tentatives pour déterminer quelle aurait été la « vraie » prononciation du tétragramme, ni les erreurs accumulées au cours du temps sur ce « nom » qui reste toujours caché, ce qui l’apparente à un non-nom. En ce qui concerne YHWH, toute appellation est trahison pure.

Cette impossibilité de nommer l’essentiel place donc les juifs dans une situation particulière. Au cœur même de leur être-juif se trouve un indicible. A l’intérieur d’eux-mêmes se loge une étrangeté qui les rend autres à eux-mêmes. Ils se trouvent ainsi toujours à la recherche de ce qu’ils pourraient être, toujours en devenir, en écho à « Je serai ». Et dans cette quête sans fin, ce que chaque juif croise, c’est ce qui, en lui, ne peut être qu’autre.


[1] Ruben (רְאוּבֵן – Réouven), mot qui vient du verbe hébreu « voir », (lir’ot – לִרְאוֹת), « parce que, dit-elle, YHWH a vu mon humiliation, de sorte qu’à présent mon époux m’aimera » ; Siméon (Shimon – שִׁמְעוֹן), qui vient du verbe « écouter », (lichmo’a – לִשְׁמֹעַ), « Parce que YHWH a entendu que j’étais dédaignée, il m’a accordé aussi celui-là », sous-entendu pour obtenir l’amour de Jacob ; Lévi (לֵוִי), qui vient du verbe « accompagner » (lélavot – לְלַוּוֹת), parce qu’elle déclara : « Ah! désormais mon époux me sera attaché, puisque je lui ai donné trois fils. »

[2] Elohîm est le vocable utilisé dans la Bible pour désigner toutes les divinités de tous les peuples.

[3] Comme par exemple Josué (Yéhochou’a – y, h, w), Josias (Yoshiyahou – y, h, w), Isaïe (Yéshiyiahouy, h, w) ou Jérémie (Yirmiyahou – y, h, w).

[4] L’allemand a conservé le mot jude, plus proche de Juda.

[5] Le h souligné équivaut à une lettre hébraïque dont la prononciation est à peu près celle de la jota espagnole.

[6] Exode, chapitre 3, verset 13.

[7] Voir sur ces points notre ouvrage, La Loi intérieure, notamment chapitres 2 et 3, Hermann, 1ere édition, 2010.

[8] Le Livre des Marges I, Fata Morgana, 1975, p. 185.

[9] Essais, Livre III, chapitre 11, Le Livre de poche classique, 1963, p. 269.

[10] Expression d’Edmond Jabès. Voir le Dialogue introductif à Découverte de l’archipel, d’Elie Faure (1991), repris dans la revue Nunc, octobre 2015.