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La Bible hébraïque peut être envisagée comme une saga familiale débouchant sur le destin d’un peuple. La Torah ou Pentateuque serait la matrice de cette histoire, où sont exposées les inévitables tensions que peut engendrer une fratrie. Le récit met en scène de nombreux conflits entre parents d’une même lignée, et, dans ces déchirures, les cadets jouent un rôle souvent décisif : Caïn tue Abel, Jacob supplante Esaü, Moïse s’impose à Aaron, Joseph l’emporte sur tous les autres enfants de Jacob et ainsi de suite. Il est un cas plus étrange, celui d’Ismaël et d’Isaac, les deux demi-frères, fils d’Abraham. Leur histoire mérite une attention particulière, dans la mesure où le rire tient une place à part dans ce qui par ailleurs présente tous les aspects d’un drame domestique.

Saraï, l’épouse d’Abram, ne peut pas avoir d’enfant (Genèse, 16/1). Le couple en est affecté au point qu’elle propose à son mari qu’Agar, l’esclave égyptienne, engendre une progéniture avec lui. Le verbe employé dans le texte exprime l’idée que Saraï espère ainsi être « bâtie d’elle » (16/2). Il ne s’agit pas de transformer Agar en mère porteuse, comme nous dirions aujourd’hui, mais de compter sur un déclenchement chez l’épouse légitime. De fait, la servante tombe enceinte, ce qui devrait ravir tout le monde (16/4). Tel n’est pourtant pas le cas. La conjointe du patriarche prend conscience aussitôt que la situation créée ne lui est pas favorable. La relation entre les deux femmes s’envenime, au point que Saraï déclare à Abram que l’injure subie par elle est aussi la sienne. Il lui répond qu’elle doit agir selon ce qu’elle croit être le bien. Elle traite alors si mal Agar que celle-ci s’enfuit dans le désert (16/6). Un « envoyé » divin persuade néanmoins celle-ci de revenir chez ses maîtres en lui assurant que son fils vivra auprès de son père. Le nom du futur héritier d’Abraham est donné avant même sa naissance, fait rarissime dans la Torah. Il s’appellera donc Ismaël, mot qui signifie en hébreu « Elohîm entendra ».

Treize années s’écoulent sans que rien de marquant ne vienne troubler la vie familiale, jusqu’au jour où Elohîm apprend à Abram qu’il aura une grande descendance et que pour cette raison il se nommera désormais Abraham, le « père multiple ». Quant à sa femme, il est promis qu’elle enfantera d’un fils et son nom deviendra Sarah. A cette époque, Abraham entre dans sa centième année, Sarah dans sa quatre-vingt-dixième. A cette nouvelle, « Abraham tomba sur sa face et rit » (17/17). Qu’une femme de cet âge puisse encore procréer déclenche cette réaction d’Abraham, sans que celui-ci doute cependant de l’engagement divin. S’agit-il d’un rire nerveux ? d’incrédulité ? de joie ? Rien dans le texte ne permet de conclure, mais une chose est certaine, « rire » se dit litzhoq en hébreu, et « il a ri » wayitzhaq (le h souligné se prononce à peu près comme la jota espagnole). Ce dernier mot est composé d’un vave conversif, wa, et de yitzhaq. En préfixe d’un verbe, le vave conversif transforme un passé en futur et réciproquement. C’est là une singularité de l’hébreu biblique, disparue dans la langue moderne. Par ailleurs, le verbe litzhoq conjugué à la troisième personne du futur, au singulier, donne yitzhaq, « il rira ». Wayitzhaq veut donc dire « il a ri ». En même temps, nous obtenons le nom du second fils d’Abraham, Yitzhaq – « il rira ». Comme pour Ismaël, ce nom est déterminé avant la naissance.

Un père qui a ri et un fils qui rira. Ce ne peut pas être le même type de rire. Avant de voir pourquoi, tournons-nous vers le drame familial signalé plus haut. Alors que le petit Isaac est tout juste sevré, une scène étrange se déroule, objet de nombreux commentaires, et depuis fort longtemps. Sarah prévient Abraham qu’il n’est plus possible de garder Ismaël avec eux et, d’une façon qui ne souffre pas la contradiction, elle exige que lui et sa mère soient chassés. Elle est furieuse parce que, lit-on, elle l’a vu railler son fils (21/9). C’est le troisième rire du texte, mais cette fois moqueur. C’est du moins ce qu’affirme la quasi-totalité des traductions, que l’on retrouve aussi bien dans les versions courantes que dans celle d’André Chouraqui et à laquelle, plus étonnant, Léon Askénazi (Manitou) lui-même apporta sa caution.

Peut-on raisonnablement admettre qu’un adolescent de 13 ans soit banni du domicile parental parce qu’il a ri de son frère cadet ? Ou bien Sarah est un monstre, voulant se débarrasser du fils d’Agar pour un enfantillage ; ou bien il existe une raison vraiment grave qui justifie sa position, d’autant qu’elle obtient gain de cause, malgré la grande tristesse que cela provoque chez son mari. Regardons-y d’un peu plus près.

Le texte nous dit que Sarah vit Ismaël métzahèq (21/9). Ce mot, qui n’est à facile à traduire, vient du verbe létzahèq, alors que « rire » dérive d’un autre verbe, litzhoq. Une confusion est possible parce que ces deux verbes ont exactement la même racine, tsadé, hète et kouf. Dans la langue hébraïque, les deux termes entretiennent dans ce cas une proximité incontestable. Cela étant précisé, « je ris » se dit ani (je) tzohèq et non pas ani métzahèq. Que peut donc signifier ce dernier vocable ? La solution la plus efficace est de rechercher comment et dans quel contexte il est employé ailleurs dans la Bible. Or, il existe trois occurrences seulement de ce terme : deux dans la Genèse et une dans l’Exode. Les deux premières concernent Isaac lui-même et Joseph en Egypte. La troisième ressortit à un épisode mosaïque. Voici successivement le contexte de chacun de ces cas.

La femme d’Isaac, Rébecca, était très belle. A Guérar où ils se trouvaient tous deux chez Abimélec, roi des Philistins, Isaac la fit passer pour sa sœur, craignant qu’on ne le tue, lui, pour l’offrir, elle, au roi. Mais de sa fenêtre, ce dernier le vit métzahèq avec Rébecca (Genèse, 26/8). Le souverain comprit alors qu’ils étaient mari et femme (26/9). Indiscutablement, il ne s’agit pas ici d’un rire ou d’une quelconque raillerie, mais bien de sexualité, même s’il n’est pas exclu de faire l’amour en riant.

Dans le cas de Joseph, la situation est elle aussi exempte d’ambiguïté. Abandonné par ses frères dans une citerne, capturé par des Ismaélites, emmené en Egypte, vendu comme esclave, Joseph, très bien de sa personne, devient l’homme de confiance d’un officier du Pharaon, un certain Putiphar. L’épouse de ce dernier veut l’attirer à elle et se faire aimer de lui. Fidèle à son maître, Joseph s’esquive, mais perd sa tunique en fuyant. La femme rejetée, folle de rage, appelle ses gens et raconte qu’il a voulu métzahèq avec elle (Genèse, 39/14), ce qu’elle répète à son mari. Là encore, il n’est guère sérieux de soutenir qu’il s’agit d’un rire, d’une raillerie ou d’un jeu. C’est d’une tentative de viol dont Joseph est accusé.

La dernière occurrence nous renvoie au passage du Veau d’or. Moïse redescend du Sinaï, après y être resté des jours et des nuits. La foule, impatiente, se croyant abandonnée, a obtenu d’Aaron, le frère aîné du prophète, qu’il lui érige un dieu visible auquel sacrifier. Et le texte nous dit (Exode, 32/6), que les enfants d’Israël, heureux, se livraient à des létzahèq. Rires ? Presque certainement. Railleries ? Très probablement. Mais aussi débauche sexuelle, comme toujours dans les orgies idolâtres.

Il ressort de ces observations que Sarah a surpris de la part d’Ismaël des gestes déplacés sur un enfant. Ce pourquoi elle a obtenu que le fautif et sa mère soient chassés. Ni rire, ni raillerie, ni jeu ici, mais bien crime. Certes, on peut tuer en riant, de même qu’il est possible de se moquer de quelqu’un par le rire, ou de le déconsidérer en faisant rire de lui, mais la culpabilité d’Ismaël n’est pas de cet ordre. Elle est gravissime.

Le rire est une question très sérieuse, incontestablement aussi une arme à double tranchant. Mais si Ytzhaq signifie « il rira », ce n’est manifestement pas dans un sens sardonique ou malveillant. Sarah déclare en parlant de son fils : « Elohîm m’a donné une réjouissance, et quiconque l’apprendra s’en réjouira » (Genèse, 21/6). Tzhoq en hébreu, signifie « réjouissance » et partage avec le verbe litzhoq exactement la même racine. Nous pouvons donc avancer qu’Elohîm a offert à Sarah la joie d’être envahie de bonheur, transformant le rire initial dubitatif en un rire que nous pourrions qualifier de philosophique. Ytzhaq n’appelle pas le rire, il est lui-même l’incarnation d’un rire possible. Il ne pouffera pas de rire, il le conquerra. Il personnifie ainsi un espoir, la possibilité même d’un futur radieux.