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Deux voies se présentent à la réflexion dès qu’elle s’empare de la notion d’étranger. La première est la plus immédiate, la plus banale aussi : il s’agit de quelqu’un d’autre que moi. La seconde s’impose peu à peu, à mesure que s’approfondit la question : l’autre, c’est moi. Là, une extériorité ; ici, une intériorité. Le déséquilibre entre ces deux faces, pire, l’oubli de l’une d’elles, rend la pensée borgne et l’action aveugle.

Extériorité

Le découpage du monde en nations a fourni une définition extérieure de l’étranger, en occultant l’approche intérieure. Elle l’a ainsi dégradée, en confondant par surcroît l’immigré avec le migrant, le sans-papier avec le clandestin, le demandeur d’asile avec le réfugié. Chaque fois, le franchissement d’une frontière modifie le statut d’un être humain. La relativité de ce statut saute aux yeux, même les moins avertis : vous sortez de France, vous êtes immédiatement un étranger pour ceux que vous croisez hors de l’Hexagone ; vous voulez vous installer ailleurs que dans votre pays d’origine, vous voilà migrant ; vous disposez d’une carte d’identité, mais vous n’avez pas obtenu de titre de séjour, vous êtes donc sans-papier ; vous avez fui votre pays natal, vous devenez demandeur d’asile ; vous avez obtenu le droit d’asile, vous êtes un réfugié. Supprimez les signatures géographiques et les cicatrices de l’histoire que sont les frontières : disparaît instantanément la notion « extérieure » d’étranger.

Intériorité

L’humour à lui seul réintroduit l’approche intérieure mieux que de longs discours. Raymond Devos évoquait un homme à ce point xénophobe qu’hors de son pays il ne pouvait pas se supporter. Quant à Pierre Desproges, sa logique à propos de l’ennemi (« L’ennemi dit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui ») est directement applicable à l’étranger. Cela devrait nous conduire à considérer l’étranger avec respect et considération. La Bible revient souvent sur cette liaison intime entre soi et les autres, comme par exemple au Lévitique (19/34) : « Il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l’étranger qui séjourne avec vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte… » Il en découle que l’étranger ne peut être qu’un prochain. C’est aussi ce qu’affirme la fameuse injonction biblique, couramment traduite ainsi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », Lévitique (19/18). Le mot hébraïque rendu par « prochain », ré’a רעֵ est le même, aux voyelles près, « qu’ennemi », ra’a (le texte était écrit uniquement avec des consonnes). Quant à Homère, il recommande la plus noble hospitalité possible quand un étranger frappe à votre porte, car il s’agit peut-être de Zeus déguisé. Comment savoir, aujourd’hui, si le migrant qui débarque sur une côte européenne n’apportera pas une richesse insoupçonnée à sa terre d’accueil ?
L’intériorisation de l’idée d’étranger, la reconnaissance de notre propre étrangéité se révèle assez vite dès lors que nous partons à la reconnaissance de nous-mêmes. « L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger », écrit Edmond Jabès. À mesure que nous avançons dans nos profondeurs, nous rencontrons quelqu’un dont nous ne parvenons pas à percer le mystère. « Plus je me hante et me connais, écrit Montaigne (…), moins je m’entends en moi. » Ce qui revient à dire que l’injonction socratique, « connais-toi toi-même » n’est pas un impératif catégorique à la manière d’Emmanuel Kant, mais un projet, un avenir, une ouverture à soi, et, par là-même, à autrui. Freud a fourni des éléments de méthode, mais nous n’ignorons plus que la démarche peut ne jamais aboutir et que l’essentiel n’est pas le port où l’on espère relâcher, mais le voyage lui-même. À condition d’être honnête et sincère. Kafka, dans son Journal, en janvier 1914, constatait qu’il avait peu de chose de commun avec lui-même, tandis que Rimbaud écrit le 15 mai 1871 à Paul Demeny : « Je est un autre. » La démarche est si peu certaine d’aboutir qu’il est probable de rester toujours un étranger pour soi-même, comme le narrateur de L’Étranger de Camus.

La rencontre

Rencontrer l’étranger intérieur suppose donc d’accepter ce qui est autre en soi, non pas de façon objective mais au contraire subjective. C’est ce que préconisait Emmanuel Levinas, dans un entretien de février-mars 1981, inclus dans Éthique et Infini : « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas regarder la couleur de ses yeux. » De ne même pas, donc, regarder la couleur de sa peau ou la couleur de sa culture. Dès lors que l’étranger est rapporté à soi, ou que sont réconciliées en nous les deux dimensions, extérieure et intérieure, il cesse d’être une menace ou un ennemi. Il est cocasse que ceux qui refusent l’approche universaliste – du premier raciste au dernier nazi – ne perçoivent pas que la notion d’étranger en est une sorte d’archétype : « L’étranger est celui qui te fait croire que tu es chez toi », pensait Edmond Jabès. Ce qui revient à dire que la terre est peuplée d’étrangers. Dans le double sens retenu dans cet article. Celui qui se croit « chez lui » est posé comme le propriétaire du lieu, un possédant qui affirme sa suprématie en désignant l’autre, celui qui n’est pas « chez lui », comme l’étranger par définition. Cette approche est entérinée par l’idée de nationalité, qui trace de nos jours le partage entre l’autochtone et l’immigré.

Verticalité versus horizontalité

Se trouvent ainsi, d’un côté, des personnes morales – les États – exerçant leur souveraineté sur un territoire, et de l’autre, des personnes physiques – les individus – dont l’intégrité morale et corporelle ne sort jamais indemne des déplacements transfrontaliers qui s’imposent à elles. Aussi loin que remonte l’analyse historique, les premières protègent l’espace de leur pouvoir par le contrôle, plus ou moins sévère, des flux susceptibles de le traverser. Au mot « État », qui vient de stare, « être debout », est lié le mot « statique », qui désigne l’absence de mobilité. Depuis la nuit des temps, ni les flux de marchandises, ni les flux de capitaux n’ont pu franchir librement les frontières. Les flux de personnes encore moins. Pendant des siècles, il restait impossible pour les paysans, rivés à la terre, pour les artisans, ancrés dans les villes, pour les miséreux, guettés par la mort, de se soustraire à la verticalité pesante de l’État.

Le développement du commerce, l’essor de l’industrie, la mondialisation des services ont bouleversé la donne. Les États constatent, chaque jour un peu plus, que leur échappent les différents flux dont ils sont parcourus. Même dans les démocraties qui se disent soucieuses de respecter les choix individuels, les flux migratoires peuvent rapidement rencontrer l’obstacle de la raison d’État, argument le plus souvent avancé pour contrôler des mouvements de populations qui remettent en cause l’imperméabilité des frontières. Et nous ne parlons pas ici des dictatures, où l’obligation impérative de fuir pour se soustraire à l’injustice, le simple espoir de vivre, se heurtent de front à une fin de non-recevoir. Baudelaire avait donc raison de souligner qu’il manquait deux droits à la Déclaration de 1789, celui de se contredire et celui de s’en aller.