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Le judaïsme et l’argent (2016)

Avant de réagir aux trois questions posées par Jean-Baptiste de Foucauld (Qu’en est-il des textes fondateurs ? Quelle est la position des autorités religieuses ? Comment agit le commun dans la réalité quotidienne ?), il me semble utile d’attirer l’attention sur la nature du texte hébraïque, plus exactement sur les difficultés de sa traduction.

Tout le monde connaît l’injonction : « Aime ton prochain comme toi-même. » Cependant, elle ne figure pas dans le texte. D’une part parce qu’il est absurde de commander d’aimer (c’est là une injonction paradoxale, du type « soyez spontané ») ; d’autre part parce qu’il est tout à fait possible d’écrire exactement cette phrase en hébreu biblique, et qu’elle n’est formulée nulle part. Le texte dit : « Tu aimeras, pour ton prochain, toi-même. »

C’est donc le futur qui est employé, non le présent. Il est possible d’inviter quelqu’un à aimer, dans le futur, c’est-à-dire de lui demander un effort pour y parvenir. Et ensuite, ce « pour ton prochain » montre qu’une petite variation dans la traduction aboutit à une différence considérable du point de vue éthique. Appelons-cela un effet papillon sémantique.

Il y aurait bien d’autres exemples, comme l’impossibilité de traduire le tétragramme, YHWH, ce qu’aucune langue d’arrivée ne respecte (on utilise toujours les mots Dieu, Seigneur, etc. en français) ou encore de souligner qu’il existe une lettre en hébreu biblique, le vav conversif, qui, apposé en préfixe à un verbe, transforme le passé en futur et le futur en passé.

Ces remarques introductives n’ont pour but que d’inviter à la prudence dès que l’on s’empare d’un verset, qu’on le traduit et qu’on veut en tirer des conclusions hâtives. Cela est vrai pour plusieurs considérations sur la Bible hébraïque, et en particulier quand il est question d’argent. Je me livre dans les lignes suivantes à quatre remarques.

 

  1. Première remarque : l’argent

L’hébreu utilise un mot pour cela : kessef. Ce terme vient du verbe léikassef, éprouver une irrésistible envie. On rencontre cette idée d’une puissante attirance dans un autre contexte, au Psaume 84 de David, où celui-ci utilise ce verbe pour exprimer combien son âme est poussée vers YHWH. Un autre vocable se trouve dans la Bible, shekel (en français : sicle). Ce mot vient du verbe lishkol, qui signifie peser. Shekel, qui est aussi le nom de la devise israélienne d’aujourd’hui, était utilisé pour comparer les poids (voir Genèse, chapitre 23, verset 15), où il est écrit 400 « sicles d’argent » : shekel-kessef. Dans le Talmud, les rabbins emploient encore d’autres termes, comme ma’ot, pièces de monnaie, et aussi mamon, qui vient de moneh, je compte (le mémoneh est celui sur qui on compte), ces vocables dérivant du verbe lémamen, financer. Certains contemporains, comme le rabbin Marc Alain Ouaknine pensent que le mot damim, le sang au pluriel (dam est le singulier, l’homme est un être de sang – a/dam) est équivalent à monnaie, argent, notamment parce que lui est liée l’idée de circulation. Ce qui, peut-être, était l’idée de Voltaire quand il affirmait que l’argent était « le sang des États ». C’est là une interprétation large du concept. Je n’entre pas dans ce débat ici.

 

  1. Deuxième remarque : le prêt d’argent

Passons sur l’image du juif au nez crochu, tout à la fois cupide et avare, qui ne pense qu’à récupérer de l’argent dans n’importe quelle affaire, et laissons cette vision malveillante et fausse à ceux qui ont besoin d’alimenter la haine, quelles qu’en soient les raisons.

La tradition hébraïque résume la position du judaïsme à ceci : les juifs peuvent prêter de l’argent avec un taux d’usure aux étrangers, mais cette pratique leur est interdite à l’égard de leurs frères. Elle se fonde sur le tout petit nombre de versets où cette question est abordée dans la Bible, et plus spécifiquement dans le Pentateuque. Quatre versets sont concernés (j’indique en premier le numéro du chapitre, puis celui du verset) :

Exode (22, 24) : « Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, ne sois point à son égard comme un créancier : n’exige pas de lui de l’usure » (ou : « n’impose pas sur lui la morsure »).

Je dois préciser que dans la plupart des traductions dont je dispose (sauf celle d’André Chouraqui, chez Desclée de Brouwer), ce n’est pas le mot « usure » qui est utilisé, mais « intérêt ». Or, le vocable employé chaque fois, dans tous les versets, est néshèkh (le kh souligné se prononce approximativement comme la jota espagnole), qui signifie « morsure », et non ribit, qui veut dire « intérêt ». Néshèkh vient du verbe linshokh, « mordre ». C’est le mot pour « usure ». On retrouve la même chose dans deux autres versets qui abordent la même question :

Deutéronome (23, 20) : « Tu ne prêteras pas avec usure à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. »

Deutéronome (23, 21) : « À l’étranger tu pourras prêter avec usure, mais tu prêteras sans usure à ton frère, afin que YHWH ton Elohé te bénisse en tous tes travaux, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession. »

Le premier point à retenir est donc que le prêt à intérêt n’est pas proscrit, mais l’usure, oui. Le second est qu’il semble bien que le judaïsme prévoit deux cas : les juifs, et les autres. Or, cette conclusion est erronée. Ou plutôt, il faut situer les versets incriminés dans le contexte historique. Ils sont écrits à une époque où n’existe aucune relation entre un groupe humain et un autre groupe humain. Les nomades du désert peuvent sympathiser ou rester neutres les uns à l’égard des autres, ils ne considèrent cependant pas un étranger comme quelqu’un des leurs. Il existe un peuple, ou une communauté, à l’intérieur de laquelle la probabilité de retrouver celui auquel vous aurez prêté de l’argent est quasiment égale à 1. À cette époque comme à la nôtre, c’est toujours le prêteur qui assume un risque. Et plus grand est ce dernier, plus l’intérêt est élevé. Les banques d’aujourd’hui ne pratiquent pas différemment. Plus on vous connaît, mieux vous êtes « coté », plus l’intérêt sera faible. À l’époque biblique, l’étranger, celui qui n’est pas votre frère au sein de la communauté, ne peut prétendre aux mêmes avantages que celui qui vous est proche. D’ailleurs, le quatrième verset nous éclaire :

Lévitique (25, 35-37) : « Si ton frère devient pauvre, et que sa main fléchisse près de toi, tu le soutiendras, fût-il étranger et nouveau venu, et qu’il vive avec toi. N’accepte de sa part ni usure ni profit… Ne lui donne point ton argent avec usure, ni tes aliments pour en tirer profit. »

« Fut-il étranger et nouveau venu ». Autrement dit, maintenant que tu peux facilement le retrouver, ne lui prête pas avec usure. D’ailleurs, de nos jours, une banque religieuse juive comme la Misrakhi prête à tout emprunteur, non en fonction de son origine, étrangère ou non, mais en fonction exclusivement du risque lié à l’opération.

 

  1. Troisième remarque : le temps et l’argent

À la première question de Jean-Baptiste de Foucauld, la réponse est donc simple : le judaïsme ne récuse pas le prêt à intérêt. Pour une raison fondamentale, me semble-t-il. Contrairement au chrétien, pour qui le temps appartient à Dieu, le juif en est le dépositaire pour construire le monde. Le premier a bâti de magnifiques monuments, mais dans l’espace, les cathédrales ; le second a conçu un extraordinaire édifice dans le temps, le shabbat (voir le livre de Abraham Heschel, Les Bâtisseurs du temps). Le premier refuse de lier l’activité au temps ; le second y inscrit son devenir. Il est donc naturel, pour ce dernier, de prêter à intérêt, quand cela se présente. C’est peut-être une des raisons qui ont favorisé l’essor de commerçants juifs, en Europe notamment. Dans un article paru dans la revue Théâtre Public en 1995, j’ai analysé Le Marchand de Venise dans cette perspective. Je me suis efforcé de montrer que Shylock n’est pas l’archétype du juif grippe-sou, mais un capitaliste moderne avant l’heure, parce que toute son activité est d’abord liée au temps, non à l’espace.

 

  1. Quatrième remarque : l’argent et l’idolâtrie

Le texte biblique est tout entier dressé contre le pire ennemi qui soit, l’idolâtrie. Non seulement YHWH ne peut être nommé (4 consonnes et 15 voyelles en hébreu donnent 50 625 combinaisons, sans qu’aucune ne soit valable, pas plus Yahvé que Wahyh ou Houhwah…), mais il est invisible et ne réside nulle part. Tout cela pour éviter l’idolâtrie. Par ailleurs, l’éthique de Moïse, qu’expriment ses préceptes, est fondée sur la responsabilité individuelle, soit le contraire de l’idolâtrie, laquelle permet de se décharger sur l’idole (Baal, Amon, Marduk, etc.). Pour la Bible hébraïque, trois raisons majeures condamnent l’idolâtrie une fois pour toutes :

– elle fait d’une statue un dieu, ce qui est en contradiction avec l’essentiel de l’enseignement biblique (affirmation du principe de responsabilité) ;

– elle conduit à des sacrifices humains (proscrits par la sixième Parole, « Tu n’assassineras pas ») ;

– elle engendre la perversité sexuelle (qui peut avoir des attraits passagers, mais sur laquelle ne peut se construire aucune société durable).

Dès lors, toute idole est systématiquement rejetée, l’argent bien entendu comme le reste. Il ne peut être un dieu, comme chez Aristophane, dont la pièce, Ploutos, montre la prise du pouvoir à l’encontre de Zeus.