Menu

Pour une stratégie de l’abandon (1997)

Préface à Tal, La Rosée. Lithographies originales de Gérard Garouste accompagnées de textes d’Edmond Jabès, tirés du Livre des ressemblances – Les Francs Bibliophiles – 1997

Du point de vue de son auteur, à partir de quel moment une oeuvre est-elle finie?

Les réponses d’Edmond Jabès et de Gérard Garouste ne diffèrent pas. Pour le premier, un poème ou un livre n’était jamais terminé, il fallait savoir l’abandonner ; pour le second, aucun travail ne connaît de conclusion définitive et peut être toujours repris. L’œuvre est donc une forme accomplie, devenue extérieure à celui qui la portait, mais elle n’interrompt pas le questionnement dont elle est l’une des issues. Au poème ou au tableau de s’exprimer alors à la place de l’artiste. « Je peins parce que je ne peux pas parler de ce qu’il y a en moi », m’a confié Gérard Garouste. « Je veux bien évoquer les conditions de mon travail, de ma vie, de mes sentiments à l’égard de mon temps, m’a dit un jour Edmond Jabès, mais je me refuse à discourir sur mes ouvrages ». Pas de commentaire sur l’œuvre, donc, mais une écoute.

« Ecoute Israël … ». La prière la plus importante des Juifs, le Shema, commence par cette parole retentissante. Cette injonction vaut moins qu’un ordre et plus qu’un appel. Quatre verbes y sont inclus et comme assemblés indissolublement: écouter, cela va de soi, mais aussi entendre, comprendre, et accepter. Le verbe hébreu lishmoha, dont shema est l’impératif, exprime ces quatre sens à la fois.

Mais, qu’est-ce qu’écouter?

Quand j’écoute l’autre, je dois résonner avec lui – je dis bien résonner, pas raisonner. Mais quand j’écoute cet autre, je ne l’entends pas seulement, je m’écoute aussi, c’est-à-dire que j’accède à quelque chose qui parle à travers moi. C’est sans doute cela qui inspira un jour à Rabbi Mikhal une parole inouïe. Alors qu’il se livrait à une interprétation talmudique, en pleine synagogue il s’écria: « Ce que je dis, il faut l’écouter ». Il s’interrompit soudain et garda le silence un instant. Avant de reprendre son discours, il précisa: « Je n’ai pas dit qu’il fallait écouter ce que je dis; j’ai dit que ce que je dis, il faut l’écouter, voulant dire par là que moi aussi je dois écouter ce que je dis ». En s’écoutant, en s’acceptant étranger à lui-même, Rabbi Mikhal espérait entendre ceux qui, en lui, l’aideraient à cheminer.

Ainsi donc, écouter, c’est se découvrir, à condition de conserver joints les deux sens de ce dernier verbe : se défaire d’une couverture protectrice, et s’ouvrir à soi. Le premier sens est tourné vers l’autre, car la couverture risque d’étouffer, d’enfermer, d’interdire l’accès: se dévêtir, ici, permet d’accueillir autrui. Le second sens est orienté vers soi, puisque s’ouvrir consiste à parcourir les terrains inconnus de notre être, ces espaces qui ne se laisseront jamais totalement explorer, qui ne cesseront de se déployer à mesure qu’on tentera de les défricher. Nous sommes ainsi à nous-mêmes notre propre avenir.

Dans ce double découvrir se côtoient les deux faces indissociables d’un seul et même mouvement. Il est impossible d’écouter sans se découvrir; écouter permet d’accéder à ce qui, en soi, relève d’autrui; simultanément, cela conduit à s’ouvrir à cette part d’ombre qu’est notre vie – à devenir.

Pour Edmond Jabès, l’homme ne devient pas ce qu’il est; il est ce qu’il devient. Devenir suppose un cheminement au cours duquel une ombre accompagne l’homme en permanence. Elle est ce qui, en lui, ne se livrera pas, ne lui sera jamais complètement compréhensible. En même temps, cette inaccessible proximité contient des vies potentielles, c’est-à-dire la possibilité de risquer des chemins, de progresser vers des lieux encore inexplorés. Tout juste un peu de lumière suffit alors pour que l’ombre soit portée, pour qu’elle soit porte entrouverte sur l’infini qui siège au beau milieu de notre finitude. Creuser vers cette zone d’ombre consiste donc à s’avancer vers l’étrange et vers l’étranger qui s’agitent en nous.

Familiers de leur propre étrangeté, le poète et le peintre luttent paradoxalement pour la faire reculer avec l’espoir inavoué de ne pas la vaincre. Il s’agit seulement pour eux de réduire la distance qui les sépare de leur propre mystère. Chaque œuvre en est la manifestation extérieure. L’artiste peut alors dire: c’était en moi, c’était moi, mais ce n’était pas totalement moi, puisque c’est sorti de moi. Peut-être s’agit-il là de ce qu’on appelle le devenir: une poursuite d’un être qui est à la fois devant et derrière nous, et qui, lorsqu’on croit l’atteindre, s’évapore. Ce devenir-là se soustrait plus encore à autrui qu’à nous-mêmes. L’autre nous immobilise, il ne voit que la trace fugitive que nous imprimons sur sa rétine cérébrale, car il prélève une série d’instantanés sur un mouvement qui lui échappe. Tandis qu’on s’évertue à le définir, à le classer, l’artiste refuse toute fixation, dans la mesure où il ne cesse d’interroger en lui, jusqu’à épuisement, ce qui précisément ne se laisse pas épuiser.

Tout comme Edmond Jabès, Gérard Garouste entretient ce souci permanent de travailler à se laisser travailler par son étrangeté. De cette étrangeté, une partie souterraine gronde à l’intérieur de l’homme, semblable à un animal sauvage qu’on peut rendre amical sans jamais l’apprivoiser, et une autre, devenue visible, ressemble à de la lave refroidie. L’artiste décide en pleine conscience de ne plus s’impliquer dans la seconde, tandis qu’il renouvelle chaque jour son courage d’affronter la première.

Le peintre, comme le poète, creuse inlassablement jusqu’au point où son étrangeté lui résiste. Les forets de son interrogation tentent de percer les couches granitiques où se terre l’inconnu précieux, et ils extirpent chaque fois quelques fragments d’éternité. Mais ce qu’il obtient par sa démarche courageuse, l’artiste doit encore avoir le courage de s’en déposséder, car seule cette dépossession est accomplissement.

Ainsi Garouste, comme Jabès, adopte une stratégie de l’abandon qui lui permet de rester toujours étranger à lui-même. Abandonner une œuvre est donc tout le contraire du renoncement, car aussitôt la quête reprend, au besoin avec d’autres forets, ailleurs s’il le faut. Buter sur l’inconnu ne décourage pas mais stimule au contraire la combativité du créateur. Fatigable mais insatiable, il parvient toujours, ne fut-ce qu’imperceptiblement, à faire reculer la limite de sa propre méconnaissance. Voilà pourquoi Jabès et Garouste ne se répètent jamais, bien qu’ils soient obsessionnels.