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Lors d’un congrès de la LICA, en 1938, un ligueur prit la parole pour tempérer l’ire de ses camarades contre les accords de Munich. Il cherchait des excuses à Daladier tout en minimisant les torts d’Hitler. Cela déclencha un grand chahut. Impossible pour lui de reprendre la parole, les injures couvraient sa voix, de plus en plus nombreuses et de plus en plus virulentes. Le vice-président de la Ligue, Lazare Rachline, qui m’a rapporté ce fait, fit taire l’assistance en déclarant : « Laissez-le parler. Notre ami a parfaitement le droit de devenir un salaud ». Les rires ont vaincu là où les insultes avaient échoué. Peut-on adopter la même philosophie à l’égard des propos racistes et antisémites ?

Dans un système de liberté de pensée comme l’est une vraie démocratie, il semble évident de permettre à chacun d’exprimer ses opinions et de les défendre, quelles qu’elles soient. Le Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis le soutient. En France, la liberté d’expression est affirmée par l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen, dont s’est inspirée la loi du 29 juillet 1881 pour définir les libertés ainsi que les responsabilités de la presse. Celle du 1er juillet 1972 (dite loi Pleven), a créé trois délits : injure, diffamation à caractère raciste et provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale. Cela revenait à dire que les propos racistes et antisémites cessaient en France d’être une opinion et devenaient délictueux. Ils peuvent être punis d’une amende (jusqu’à 45 000€ pour diffamation raciale publique) ou de prison ferme (jusqu’à un an). Cependant, depuis cette date, les condamnations ont été rares et la plupart des jugements assortis de sursis, notamment parce que leurs tenants s’évertuent à travailler leurs discours subtilement, pour contourner la loi. C’est qu’il n’est pas non plus aussi facile que cela de définir précisément le racisme et l’antisémitisme.

Race et espèce

La plupart des dictionnaires fournissent une double définition. D’une part, le racisme est une idéologie qui postule l’existence de races humaines, en les hiérarchisant ; d’autre part, et par extension, il témoigne d’un comportement hostile envers un groupe d’individus, ce dont témoigne, notamment, l’antisémitisme. Ces deux approches débouchent rapidement sur la discrimination ou l’ostracisme.

Einstein disait qu’il était plus facile de briser un atome qu’un préjugé. Celui de race humaine a la vie dure. La biologie et la génétique du XXe siècle ont une fois pour toute démontré son inanité : une race est un ensemble d’individus interféconds pouvant donner naissance à des individus interféconds (un cheval et une vache peuvent engendrer une chimère, guère plus). Tous les êtres humains (sauf stérilité) étant interféconds et pouvant donner naissance à des individus interféconds, il n’existe qu’une seule « race » humaine, qu’on appelle « espèce ».

Au sein de l’espèce humaine, il existe bien entendu des différences, de couleur de peau, de taille ou de morphologie, mais celles-ci ne peuvent pas servir de fondements à des discriminations, comme l’affirme la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen dans son article 1er : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » De tous les régimes politiques, la démocratie est celui qui garantit le mieux ce principe.

Opinion et Idée

Si donc en démocratie vous proclamez que les hommes ne naissent pas égaux en droits, s’agit-il d’une opinion ? Oui et non. Oui, parce qu’il est impossible de vous interdire de le penser : vous avez le droit de devenir un salaud. Non, parce que cette position remet en cause l’un des principes indiscutables sur lesquels s’établit la démocratie. C’est qu’il existe une différence entre les simples opinions et les Idées. Les premières varient comme les goûts et toutes sont recevables, même quand elles sont exaspérantes. Les Idées (la majuscule est volontaire) sont bien moins nombreuses et beaucoup plus déterminantes. Le respect d’autrui, l’affirmation du droit de vivre pour quiconque, l’aspiration à la justice, par exemple, ne relèvent pas de l’opinion, mais d’un engagement philosophique : ce sont des Idées. Comment défendre la démocratie et, simultanément, l’apartheid, le racisme, l’antisémitisme, l’injustice ?

La démocratie n’a rien à voir avec l’absence de règles. Au contraire. Plus elle est ferme quant à ses fondements, plus elle garantit la liberté. Plus elle est faible, plus elle ouvre la porte à tous les extrêmes. Il en résulte qu’il n’est guère possible, sans affaiblir ce système politique, de ne pas combattre les théories racistes, les propos qui les nourrissent et bien entendu les actes qui les attestent.

Efficacité de la loi

Depuis 1972, en France, les propos racistes ou antisémites n’ont jamais conduit en prison. Cela revient à dire que les victimes d’injures ou d’ostracisme, n’ont pas obtenu la réparation qui leur serait due. Si la loi de 1972 a permis de poursuivre les auteurs de propos ou d’écrits de nature raciste et/ou antisémite, elle a permis aussi à des Poujade, des Le Pen ou des Soral d’être condamnés de nombreuses fois, sans que cela leur interdise de revenir à la charge par un habile usage des mots. La législation contre le racisme et l’antisémitisme relevant de la loi sur la presse, il suffit de s’abriter derrière sa liberté d’expression pour passer entre les gouttes.

La judiciarisation (comme au Canada) conduira-t-elle à éradiquer ces fléaux ? Ce serait une illusion de le penser. Pour supprimer les incendies de forêt, il faudrait tout bonnement supprimer les forêts. Aucune censure ne réussira non plus à les endiguer, les ressources de la ruse humaine étant infinies, surtout pour l’internaute qui injecte son venin dans les réseaux sociaux depuis des lieux introuvables. Les deux principales causes du racisme et de l’antisémitisme étant la bêtise et l’ignorance, seule une solide éducation et une bonne culture générale permettront d’en combattre le caractère odieux et d’en démontrer la nocivité antidémocratique. En revanche, qu’une loi transforme la procédure pénale, notamment pour la protection des personnes, peut aider à enclencher un processus vertueux. A condition que le texte ne soit pas mis au service de la censure, qui donne du prix à ce qu’elle interdit, mais au service de la pédagogie, qui est source d’espérance.

Voir l’article sur Slate.fr publié le 20 juin 2018 : http://www.slate.fr/story/163427/tribune-racisme-antisemitisme-democratie-combat-antiraciste-liberte-expression-legislationLiberté d’expression

 

Deux encarts accompagnaient cet article :

Encart 1 : Premier amendement de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique

Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis.

 

Encart 2 : Article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.