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Emmanuel Macron s’est donné pour ambition de «transformer la France». Il s’agit donc bien plus que d’une visée politique. Cela signifie travailler en profondeur pour améliorer la manière dont notre pays appréhende la réalité, c’est-à-dire encore jouer sur les comportements de ceux des Français qui vivent dans l’Hexagone.

Ce but rencontre deux types de difficultés: l’une relève d’un caractère national forgé durant deux millénaires, l’autre d’habitudes acquises plus récemment.

Vérité insupportable

Du premier point de vue, il n’est pas facile de corriger des approches, des conduites, des réflexes multiséculaires. Jules César, dans La Guerre des Gaules, décelait déjà chez les Gaulois des traits qui n’ont guère évolué en deux mille ans: versatilité, imprévisibilité, promptitude à l’emportement, émotivité, précipitation dans des décisions graves, et il ajoutait qu’après cela, nos ancêtres se repentaient «amèrement d’avoir ajouté foi à des informateurs incontrôlables». Ce jugement, rédigé en 52 avant notre ère, n’a pas pris beaucoup de rides.

Du second point de vue, les Français se méfient tout à la fois de la vérité, de la réussite et des réformes, trois domaines où Emmanuel Macron est sans doute plus exposé que ne le fut n’importe quel autre président de la Ve République.

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La vérité, d’abord. Celle-ci entretient une relation directe avec les faits. Or, les Français n’accordent de priorité ni à la première, ni aux seconds. «Pour atteindre le réel, il faut écarter le vécu», écrivait Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Ce père du structuralisme résumait ainsi une attitude répandue dans notre pays, comme si la pratique constituait une sorte d’obstacle à la connaissance.

Plus prosaïquement, cela se traduit par une recommandation fréquente chez nos professeurs, qui répètent à leurs élèves qu’ils doivent «illustrer [leur] propos», les exemples venant conforter ou légitimer une vision établie pour ainsi dire d’avance. Outre-Manche, la règle est plutôt: «Start from facts», «Partez des faits».

Cette complexion ne nous rend pas pire que les autres, mais nous pousse à contester la réalité au nom d’une construction de l’esprit qui ne s’en accommode pas aisément –ce qui entraîne en général un rejet des discours qui affirment brutalement ce qui est.

Il faut probablement chercher ici l’une des raisons du rejet relatif de notre président par de nombreux Français, qui ne supportent pas qu’on leur dise la –ou leur– vérité. Oui, traverser la rue permet de trouver un emploi, en tout cas dans la restauration; oui, le revenu réel des retraités a plus progressé que tous les autres durant les deux dernières décennies; oui, les montants consacrés aux dépenses sociales coûtent «un pognon de dingue», mais fallait-il le dire ex abrupto?

Succès suspect

La réussite, en deuxième lieu. Autre antipathie française. Pourquoi donc ce peuple préfère-t-il plutôt les faibles ou les vaincus? Poulidor, pas Anquetil. Machiavel notait que les Français célèbrent leurs défaites comme s’il s’agissait de victoires. Existe-t-il d’ailleurs d’autres pays sur Terre qui attribuent des noms de rue dans leur capitale à de cuisantes déroutes, comme la rue d’Alésia ou la rue d’Aboukir?

Privé de nobles depuis la Révolution de 1789, le peuple s’est rabattu sur les riches. Il est fasciné par la richesse, comme il l’était précédemment par la noblesse, mais il supporte difficilement l’ascension de celle ou de celui qui gagne beaucoup d’argent. Le succès lui est suspect –à moins qu’il s’agisse du football, auquel cas des gains astronomiques ne souffrent plus la critique.

L’idée que le travail assidu, la ténacité, le talent puissent rapporter gros n’est guère prisée par une grande partie de nos concitoyens. La réussite éclatante est perçue d’emblée comme une preuve d’arrogance, quelle que soit la conduite qui l’accompagne. Emmanuel Macron, énarque, brillant, jeune, victorieux inattendu de l’élection présidentielle de 2017, en est l’archétype involontaire.

La réforme, enfin. Le général de Gaulle ne s’y était pas trompé en déclarant que ce mot était révolutionnaire, dans un pays où le désir du privilège le dispute au goût de l’égalité.

Pour les Français, la stabilité –ou, plus abstraitement, l’équilibre–, l’emporte sur toute autre considération, jusqu’au moment où les forces en présence la font exploser. Le pays n’avance que par soubresauts, heurts, révoltes, jacqueries, soulèvements, rébellions.

On descend dans la rue avant de s’asseoir autour d’une table, quand chez nos voisins britanniques, allemands ou danois, on n’y défile que si la discussion a échoué. Les gilets jaunes sont la énième expression de cet esprit éruptif.

Chez nous, toute réforme porte en elle une menace redoutable: porter atteinte à des situations acquises. Aussi, son idée même engendre le soupçon, d’autant qu’elle est aujourd’hui perçue comme débouchant sur des sacrifices, non sur des efforts –les deux étant souvent confondus, alors qu’ils diffèrent profondément: les premiers représentent une perte sèche, les seconds offrent des contreparties.

On le voit bien avec le changement systémique engagé à l’égard des retraites: chacun entend préserver ses acquis le plus longtemps possible, sans imaginer que ceux-ci peuvent, dans l’avenir, engendrer une perte pour tous. Il arrive souvent, hélas, que l’esprit français préfère 100% de rien à 85% de tout, quitte à le regretter par la suite.

Emmanuel Macron affronte un tempérament national qu’il est dangereux de prendre au collet. S’il ne faut jamais mentir, il vaut mieux, en France, ne pas clamer qu’on dit la vérité, ni qu’on s’en tient aux faits, ni par surcroît qu’on est élu pour réformer. La tâche est plus délicate encore pour qui incarne personnellement la réussite.