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La justice est la grande affaire du judaïsme. Comment dès lors aborder la question de l’égalité à l’intérieur d’un peuple qui se prétendrait « élu »(1) ? L’inégalité que suppose cette élection enfermerait dans une contradiction impossible à lever : peut-on décemment parler d’égalité quand, soi-même, on se place sur un piédestal ?
Trois temps rythment la réflexion présentée ici : d’abord, en quoi le devoir de justice s’impose dans le judaïsme ; ensuite, pourquoi l’expression « peuple élu » est une maladroite erreur de traduction, pour ne pas dire plus ; enfin, quel chemin suivre pour tendre vers la justice ?

Chercher la justice
Emmanuel Levinas pensait que « connaître Dieu, c’est savoir ce qu’il faut faire ». Manière de dire : Dieu égal Justice. Mais comment être juste ? À l’époque biblique, si l’action est difficile, la réponse est simple : par l’élaboration d’une éthique rompant avec les pratiques pré-mosaïques. Autrement dit, en changeant le monde. Non d’une main de fer ou par l’asservissement dictatorial, ni d’un coup de baguette magique, mais en interpellant chacune et chacun pour indiquer le chemin de la responsabilité individuelle. D’où le tutoiement employé dans la Torah.
À une époque où les idoles pullulent sous diverses formes, il n’y aura pas pour toi des Elohîm inauthentiques, c’est-à-dire des représentations de quelque nature que ce soit, et tu ne te prosterneras devant aucune. À une époque où le mensonge est coutumier, notamment pour assouvir ses passions et ses ambitions, tu n’invoqueras pas YHWH dans ce but. À une époque où le repos n’existe pas, ni pour les bêtes, ni pour les enfants, ni pour les esclaves, ni pour les étrangers qui vivent avec toi, tu feras une place à part au chabbat, et toi comme les autres, tu le respecteras. À une époque où les parents sont des êtres que l’on peut écarter, chasser, tuer si nécessaire pour prendre leur place, tu honoreras ton père et tu honoreras ta mère en reconnaissant leur véritable poids. À une époque où l’assassinat est courant, quelles qu’en soient les raisons, notamment les sacrifices humains, tu n’assassineras plus. À une époque où le viol et la capture des femmes pour la satisfaction sexuelle sont fréquents, tu ne commettras pas d’adultère. À une époque où domine la logique du prendre – à la nature, à l’autre, l’autre lui-même –, tu ne voleras pas. À une époque où la preuve repose souvent sur la simple parole, quand les faits ne peuvent être établis, et qu’un mensonge peut assassiner, tu ne rendras pas de faux témoignage. À une époque où le bien d’autrui, quel qu’il soit – famille, serviteurs, bétail – n’est jamais très bien protégé, tu ne le convoiteras pas.
Le lecteur a d’emblée reconnu le Décalogue (2). Il aura également remarqué l’absence de toute primauté masculine dans celui-ci. Par ailleurs, et c’est fondamental, chaque prescription est au futur. Comme il n’existe en hébreu que deux temps, l’inaccompli et l’accompli, cela signifie : tu t’efforceras, dès maintenant et pour toujours, de mettre en oeuvre ces préceptes. Comment se livrer à de telles pratiques, dont le succès est loin d’être garanti ? C’est là qu’intervient le contresens du « peuple élu ».

Une traduction plus que maladroite

« Peuple » se dit ‘am en hébreu. « Élu » ou « choisi » se dit nivrah. Ce dernier mot se construit avec la racine בחר (beth, hèt, resh) comme le verbe léhivaher, « être choisi », « être élu ». Nulle part dans la Bible on ne rencontre cette expression. En revanche, ‘am ségoulah s’y lit plusieurs fois. Employé tout seul, ce dernier mot est le plus souvent traduit par « trésor »(3). Avec ‘am, expression utilisée trois fois dans la Torah (4), la plupart des traducteurs adoptent l’idée de peuple « spécial », « privilégié » ou de « prédilection ». Or, ségoulah possède la même racine (guimel, lamèd, s, g, l) que les trois verbes suivants : lésagel (adapter), léhistagel (s’adapter), mésougal (être capable, être apte). Cela conduit plutôt à parler d’un peuple capable de s’adapter, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec une élection.

D’où une question immédiate : adapté ou capable de s’adapter à quoi ?
Pour répondre à cette interrogation, un bref détour par un autre passage de la Torah est nécessaire. Nous trouvons dans le Lévitique des versets qui peuvent nous éclairer. Par trois fois est reprise la même idée, couramment traduite ainsi : « Soyez saints car je suis saint, moi YHWH votre Elohîm (5) ».

Être différent
Arrêtons-nous un instant sur le mot kadosh, presque toujours traduit par « saint ». Il a pour racine kouf, daleth, shin, très exactement comme les verbes
lékadesh (consacrer), léhakdish, (dédier), léhitkadesh, (se consacrer, se dédier à). Il est possible de consacrer du temps à élever son enfant, dédier une oeuvre à quelqu’un, se consacrer à la pratique d’un sport, sans que ces actions aient rien de religieux, de sacré ou de saint. Il s’agit, chaque fois, de marquer une différence avec d’autres activités, de mettre à part, comme
lorsque Elohîm accorde une place particulière au septième jour de la création (6). Se distinguer d’autrui n’est pas accéder à la sainteté. Il suffit de penser à un criminel… Par surcroît, la forme « Soyez saints » peut laisser penser qu’il s’agit d’un acquis. Or, le verset emploie le futur. C’est un projet. De sorte que nous pouvons lire ainsi le verset du Lévitique (19/2) cité
précédemment : « Vous serez différents parce que je suis différent… ».

D’où une nouvelle question : en quoi serez-vous différents ?
Il serait trop long, ici, de développer la différence de nature qui existe entre YHWH et l’ensemble des divinités qui lui préexistaient. Cela nous entraînerait hors de propos. Qu’il suffise de souligner qu’au contraire de toutes celles-ci, l’Elohîm des Hébreux n’est pas représentable, ne possède aucun bien (Amon, le dieu égyptien était plus riche que le pharaon), ne réside nulle part et que son nom est caché à jamais (7). La seule chose que nous pouvons vraiment affirmer, c’est ce que retient Moïse : si on lui
demande qui inspire ses paroles, il répondra que c’est « Je serai » qui l’envoie (8). Le moins que l’on puisse dire est que cette formule se distingue radicalement de toute autre conception de la divinité.

Il aurait été extraordinaire que cette position de Moïse fût accueillie avec enthousiasme et par acclamation, suscitant une adhésion immédiate. En s’adressant aux Hébreux, cet homme en attendait vraiment beaucoup. Il supposait que parmi tous les peuples, celui-là montrerait son ouverture d’esprit et se révélerait apte à répondre favorablement (9). Que ses membres s’efforceraient de ne plus assassiner, de ne plus voler, de ne plus se doter d’idoles, etc. Il y a fort à parier que les femmes et les hommes de la haute Antiquité reçurent le Décalogue avec scepticisme. Sans doute commencèrent-ils par hausser les épaules, à considérer ironiquement de telles inepties, contraires à leur quotidien. Il est d’ailleurs possible que ces Paroles aient contribué à faire naître chez d’autres peuples un rejet de ceux qui en préconisaient le respect. Toujours est-il que ces préceptes ont fait leur chemin, malgré des difficultés dont témoignent le Veau d’or ou les cultes idolâtres en Israël et en Judée, pendant longtemps, à l’époque encore du premier Temple. La philosophie qui se dégage ainsi du texte biblique est que le peuple hébreu, initialement semblable à tous les autres, s’en différencie pour élaborer une éthique où doit triompher le respect d’autrui et la responsabilité individuelle, éléments indispensables à la progression vers la justice. Moïse, à qui revient la tâche de conduire ces âmes, non pas seulement vers une « terre promise » mais aussi et surtout vers une hauteur morale nouvelle, croit qu’elles y parviendront, qu’elles pourront épouser cette avancée spirituelle révolutionnaire, malgré quelques déceptions passagères.
Cependant, si le Décalogue s’offre à tous, il n’est pas spontanément donné à chacun d’en suivre les recommandations. Aussi la Bible adresse-t-elle aux Hébreux le message suivant : vous serez différents si – et seulement si – vous consentez à l’effort. Chacun de ses membres doit donc accepter de travailler à son élévation morale, même si c’est d’une difficulté redoutable et que cela relève d’un vrai combat, avec soi-même.

Une dernière question surgit. Cette faculté d’adaptation conduit-elle à considérer que le peuple hébreu serait meilleur que les autres ?
En son sein même, et plus tard dans le judaïsme,

certains ont pu éprouver la tentation de répondre par oui. C’est une lourde erreur. Le prophète Amos, mort en 745 avant notre ère dans le royaume de Juda, conscient du danger que pouvait représenter la fierté d’être à part, mettait en garde ses coreligionnaires – qu’on appelait déjà « juifs » – contre une prétention injustifiée. Il écrit : « N’êtes-vous pas pour moi comme les fils de l’Ethiopie, ô enfants d’Israël ? dit YHWH. N’ai-je pas fait émigrer Israël du pays d’Egypte comme les Philistins de Cafter et les Araméens de Kir ?10 »
Amos rappelait ainsi, fort opportunément, que la différence n’entraîne aucune hiérarchie. Se prévaloir de YHWH ne permet en rien de se croire supérieur et encore moins de le déclarer aux autres.
Tout ce qui précède ne signifie pas que les Hébreux – et leurs descendants ou leurs héritiers, les Juifs – soient restés différents des autres peuples. L’invitation à ne pas assassiner n’a-t-elle pas conquis la plus grande partie de l’humanité ? Les sacrifices humains n’ont-ils pas disparu ? Le repos hebdomadaire, avec le week-end, ne s’est-il pas propagé dans la quasi-totalité des pays à la surface du globe ? Et si certains ne respectent pas encore ces comportements ou ces « acquis sociaux », ils sont de moins en moins nombreux.
La justice, et l’égalité, a gagné du terrain depuis Moïse, même si c’est parfois bien trop lentement et au prix de retours en arrière épisodiques.


Réflexion terminale.
Le Talmud rapporte qu’au Ier siècle avant notre ère, l’école de Shammaï et celle de Hillel s’opposèrent sur une question indécidable. La première, suivant son maître, pensait qu’il aurait été préférable que l’homme ne fût pas créé. La seconde comme son leader, estimait que tout compte fait, il était mieux qu’il le fût. Après deux ans et demi de ce débat pré-shakespearien, évoquant le to be or not to be, et devant le désaccord persistant, un vote fut organisé. L’école de Shammaï l’emporta. Et le Talmud conclut en ces quelques mots à propos de l’être humain : « Maintenant qu’il vit, il faut scruter chacun de ses actes (11). »

Notes

  1. Appliquée d’abord au peuple hébreu, cette notion le fut ensuite à leur héritiers, les juifs. Régulièrement, elle sert d’appui aux antisémites de tout bord. Le dernier syllogisme en la matière, qui bat les records de la bêtise, est de M’bala M’bala (Dieudonné) : « Les juifs se disent peuple élu. Ils sont donc racistes. Je suis antisémite, je suis donc antiraciste. »
  2. Exode (20/2-10), Deutéronome (6/5-17)
  3. Exode, (19/5), Malachie, (3/17), Chroniques 1, (29/3)
  4. Deutéronome (7/6, 14/2, 26/18)
  5. Lévitique (11/45, 19/2, 21/8)
  6. Genèse (2/3)
  7. Voir Exode (3/15) et le commentaire de Rachi.
  8. Exode (3/14). A vrai dire, ce verset 14 du chapitre 3 se décompose en deux temps : pour Moïse, la réponse est « Je serai ce que je
    serai », mais de Moïse au peuple, elle se réduit à « Je serai ». C’est que Moïse doit conduire des hommes, et il ne peut laisser flotter
    une incertitude. La première formulation ne serait pas de nature à mobiliser la foule. La seconde, pour mystérieuse qu’elle demeure,
    est une affirmation, ou un mot d’ordre.
  9. La tradition talmudique nous dit que la Torah avait été présentée à tous les peuples, et que ce furent seulement les Hébreux qui en endossèrent la responsabilité.
  10. Amos (9/7).
  11. Traité Eruvin (13 b).