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Les idées sont comme les sources : elles peuvent longtemps rester souterraines avant d’apparaître au grand jour. Elles se diffusent alors plus ou moins vite et fertilisent les esprits. Il en est ainsi pour celle qui proclame l’unité du genre humain. Réaffirmée à l’époque des Lumières, les deux premiers mots de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en témoignent : « Les hommes… ». C’est-à-dire, tous les hommes, et toutes les femmes, sans exception d’aucune sorte. Il serait cependant hâtif, et fautif, de penser que l’universalisme est né à la fin du XVIIIe siècle. Il faut remonter dans le temps bien plus haut pour en retrouver des empreintes, à l’époque romaine dans un premier temps.

Flavius Josèphe

Dans un livre intitulé Contre Apion, Flavius Josèphe (37/38-100 après J.-C.) se livre à une réfutation méticuleuse des différents auteurs Grecs niant l’ancienneté du peuple d’Israël, comme Hécatée d’Abdère (historien et philosophe des IVᵉ – IIIᵉ siècle av. J.-C.) ou Diodore de Sicile (historien du Ier siècle av. J.-C.). Face à l’aversion anti-juive et à différentes allégations erronées ou mensongères (meurtres rituels, inhospitalité, arrogance…), Flavius Josèphe livre sa position en une phrase : « Toute la race humaine semble une et identique. » (Livre II, 6). En cette fin du premier siècle comme de nos jours, cela n’allait pas de soi. Sur quoi donc cet homme pouvait-il s’appuyer pour soutenir une telle affirmation ?

Il nous faut chercher plus loin encore dans le temps pour trouver des éléments de réponse. Le rejet du judaïsme ne se fondait pas alors sur une théorisation théologique par le christianisme naissant, mais d’abord sur le refus de règles de vie en opposition avec les comportements de l’époque. De ce point de vue, Tacite (55-120) nous renseigne dans son ouvrage intitulé Histoires, quand il condamne l’interdiction juive de l’immolation des premiers nés, comme cela se pratiquait couramment chez tous les peuples pour remercier une divinité de ses bienfaits. Le renoncement au sacrifice de son fils par Abraham n’était pas de tous les goûts, comme n’étaient guère admises d’autres interdictions par le judaïsme, tel l’assassinat ou le vol. Mettre en cause la brutalité du monde antique, sa violence, son inhumanité aussi, témoignait d’une prétention folle aux yeux des sociétés d’alors. Que dans un tel contexte des femmes et des homme se crussent autorisés à promouvoir une conduite en opposition avec la norme les condamnait à l’ostracisation. Néanmoins, le judaïsme dont ils se revendiquaient se réclamait, lui, d’une autre approche de la vie en société. Elle provenait, pour l’essentiel, d’un texte parvenu jusqu’à nous, le Décalogue. Cette synthèse des volontés législatives établit les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui l’universalisme.

Tout le monde a entendu parler des Dix commandements, peut-être plus par le film de Cecil B. DeMille sorti en 1956 sur les écrans que par une lecture attentive de leur contenu. Pourtant, celui-ci mérite que l’on s’y attarde, au moins autant par ce qu’il énonce explicitement que parce qu’il sous-entend.

Décalogue

Ce qu’il stipule est assez bien connu. Renoncer à toute idole ; respecter un jour de « repos » par semaine ; honorer son père et sa mère ; ne pas assassiner (souvent confondu avec ne pas tuer) ; ne pas commettre d’adultère ; ne pas prononcer de faux témoignage ; ne pas voler ; ne pas convoiter la femme et les biens d’autrui. Ces différentes invitations sont rédigées au futur. Fréquemment traduites au présent, comme des commandements (la Bible emploie le mot dévarim, « paroles »), il s’agit bien plus d’appels ou d’invitations que d’injonctions. Dans la mesure où la temporalité hébraïque s’articule essentiellement autour de l’inaccompli et de l’accompli, cela signifie qu’il faut s’efforcer de donner effet à ces prescriptions, à partir de maintenant et pour toujours.

Ces différentes aspirations, déjà, prenaient à rebours tous les comportements contemporains. Mais ce qu’elles taisaient en disait plus encore. D’un double point de vue. D’une part, et pour la première fois dans l’histoire, un document apostrophait directement par des « tu » chaque membre d’un peuple. Il n’y est pas question de principes généraux, plus ou moins destinés à un groupe spécifique (comme dans le code d’Hammourabi), mais d’une adresse à chacune et à chacun de ceux qui seront susceptibles de l’entendre. D’autre part, le message n’exclut personne. Il n’a pas pour destinataire une catégorie particulière mais concerne aussi bien le prince que le serviteur, la femme que l’homme. Personne ne peut se prévaloir de son statut social pour se soustraire à ces interpellations. Tout être humain ne peut être tenu pour comptable d’autres actes que le siens.

Les deux principes imbriqués ici portent des noms usuels aujourd’hui, bien que leur réalité soit souvent sujette à caution : la responsabilité individuelle pour le premier, l’universalisme pour le second. Sans la première, le second n’est qu’un mot ; sans le second, la première perd son sens. Leur indissoluble complémentarité fonde ce que Winston Churchill appelait un « système éthique », dans un article du 20 février 1920 publié dans The Illustrated Sunday Herald. Il y écrivait que le monde était redevable d’une avancée qui, « même si on la séparait entièrement du surnaturel, serait, sans comparaison possible, la possession la plus précieuse de l’humanité, qui vaut en fait à elle seule tous les fruits des autres formes de sagesse et d’érudition. C’est sur ce système et grâce à cette foi que toute notre civilisation actuelle a été bâtie, à partir des décombres de l’Empire romain. »

Une éthique universaliste

Si l’universalisme plonge ses racines dans un texte fort ancien[i], il n’en découle pas qu’il suffise d’avancer des propositions d’ordre éthique pour que celles-ci se traduisent aussitôt concrètement. Le texte biblique précise bien (Deutéronome 5/1) à propos des lois et des statuts qu’il promeut : « Etudiez-les et appliquez-vous à les suivre. » C’est donc une tâche à entreprendre, un devoir pour tout un chacun. Un projet à l’échelle de l’humanité, bien au-delà de ceux qui en furent les premiers destinataires. Les Dix commandements s’adressent à tous, mais il fallait bien commencer par quelqu’un. La référence à la Torah (Pentateuque) ne marque pas cette éthique au sceau du judaïsme, dont elle devance l’apparition. Quelle que soit la date d’émergence du Décalogue, elle précède largement dans le temps l’avènement d’une religion qui en a, la première, adopté les principes[ii]. Ceux-ci abolissent le polythéisme sans automatiquement déboucher sur le monothéisme. Tout dépend de l’interprétation donnée au concept de tétragramme YHWH, indicible, donc intraduisible. Les règles édictées ne s’appuient nullement sur l’existence ou non d’une divinité : elles déterminent ce que nous pourrions appeler un programme de gouvernement de soi, pour permettre une vie sociale pacifiée.

Cela étant dit, nous savons bien que la perception individuelle ne coïncide pas automatiquement avec la réalité factuelle. La diversité des apparences d’Homo sapiens masque la conformité de chacun de ses spécimens à une structure universelle : nous ne nous distinguons les uns des autres que par une combinaison unique de caractères qui, bien que communs à l’ensemble de l’espèce, présentent une distribution spécifique propre à chacun. Il en découle que l’accès à l’universalisme n’est pas une donnée immédiate de l’esprit humain mais une conquête de celui-ci, en particulier pour faire pièce à ses préjugés.


[i] L’archéologie et l’historiographie sont encore loin de converger avec la tradition biblique pour dater les événements que celle-ci relate et même pour en confirmer la réalité. Suivant les plus récents travaux, les deux textes qui comportent le Décalogue, l’Exode aurait été écrit entre les VIIIe et VIe siècle (avant notre ère) et le Deutéronome entre les VIIIe et VIIe siècle.

[ii] Les plus avancées des recherches établissent que dans une forme qui évoluera vers celle que nous connaissons aujourd’hui, la religion juive apparaît après la destruction des idoles décidée par Josias (648-609), roi de Juda.