Cette contribution, dont le titre vaut également conclusion, propose une hypothèse interprétative sur la nature de l’antisémitisme. Elle défend l’idée que celui-ci, loin d’être une des nombreuses formes du racisme, en est la matrice. À cette fin, elle épouse une ligne triplement interrogatrice : à quelle source s’alimente l’humanisme ? Comment cela s’est-il traduit par une ancestrale aversion antijuive ? Pourquoi l’antisémitisme se méprend-t-il sur l’objet de sa haine ?
Les germes de l’humanisme
L’ignorance d’une genèse, ou son oubli, persiste toujours en arrière-plan d’une pensée. Il est vrai que, souvent, une idée majeure, comme c’est le cas de l’humanisme, peut longtemps rester invisible avant de rayonner au grand jour. Pour en identifier les premières vibrations, nous devons enjamber la Renaissance, qui l’a rendue manifeste, et ne pas même nous arrêter à l’antiquité grecque, où elle a commencé d’emprunter une voie royale, certes, mais semée d’embûches et de points de rebroussement. Afin d’en repérer la toute première empreinte, nous devons remonter à la Bible hébraïque, et plus précisément au Pentateuque (Torah).
D’ordinaire, il est courant d’attribuer à ce texte un caractère religieux. Cependant, deux considérations permettent de se soustraire quelque peu à cet a priori, ratifié par la pesanteur des siècles, et d’envisager une approche alternative. L’une renvoie aux aspirations humaines ; l’autre à un extraordinaire produit de l’esprit.
Si vous renoncez définitivement à l’idolâtrie ; si vous excluez d’assassiner quiconque ; si vous honorez votre père et votre mère ; si vous ne violez personne ; si vous vous abstenez de mentir ; si vous ne volez pas ; si vous ne portez aucun faux témoignage ; si vous ne commettez pas d’adultère ; en un mot, si vous répondez aux appels des « Dix commandements », serez-vous pour autant juif [1] ?
Assurément non ! C’est qu’à partir du principe de la responsabilité individuelle, fondée sur vos actes, le Décalogue vous invite à respecter une sorte de programme de gouvernement de soi, dans le but de pacifier la relation avec autrui. Et cela, bien avant l’apparition du judaïsme. D’autant que ces exhortations s’adressent aux êtres humains en général, sans distinction de statut social. Ce qu’elles énoncent vise tout autant le prince que le serviteur, le maître ou le commun des mortels. Par surcroît, ces interpellations personnelles (la répétition des « tu ») sont indifférentes au genre, féminin ou masculin. L’universalisme trouve là sa toute première graine.
Si maintenant nous nous tournons vers ce qui inspire de tels comportements, nous sommes confrontés à une entité pour le moins étrange, dénommée « tétragramme », exprimée par quatre lettres imprononçables, YHWH. Bien que privé de tous les attributs courants d’une divinité (patronyme, apparence, possessions), la tradition a entériné d’y lire « Dieu », malgré l’inexistence de ce mot en hébreu. Pourtant, l’indicible demeure, par nature, intraduisible. De sorte que transcrire ce vocable par « Dieu », « Seigneur », « Éternel », « Père », ou toute autre dénomination, ne peut être qu’une interprétation, non une traduction.
Nous pouvons, quant à nous, conserver au tétragramme son indécidabilité. Dès lors, une frontière s’érige entre deux interprétations : d’un côté, l’ouverture sur une condition humaine dépourvue en principe de tout aspect religieux ; de l’autre, une conception pour laquelle le fondement de toute valeur suprême se situe hors de l’être humain, dans l’univers des divinités. Dans le premier cas, l’esprit doit s’accoutumer à une étrangeté qui tire la pensée vers une « abstraction pure », suivant une image de Freud. Si nous nous maintenons en deçà de la ligne de démarcation ainsi tracée, YHWH libère le texte de toute préconception religieuse et rend possible l’accès direct à une approche que nous pouvons qualifier d’humaniste.
La seule précision fournie par le texte biblique sur le sens de YHWH est une affirmation étonnante, pour ne pas dire impénétrable. À la question que se pose Moïse sur la parole qui commande en lui (« quel est ton nom ? »), la réponse est « Je serai », c’est-à-dire un non-nom (Exode, 3/14). Cela équivaut à un refus d’identité. L’être humain ne peut dès lors se référer qu’à l’impératif du devenir.
Ainsi, la conjugaison de règles comportementales rompant avec toutes celles qui existaient à l’époque où apparaît le Décalogue, et la polarité d’un concept qui tire d’un côté sur l’athéisme, de l’autre sur le judaïsme et les monothéismes qui lui ont succédé, nous l’appelons « mosaïsme ». Sans pouvoir dater avec exactitude cette configuration d’où naîtra, lentement et silencieusement, l’humanisme.
Si Moïse a existé, prétendre qu’il ait été traversé par une démarche philosophique de ce genre serait erroné. Toutefois, l’histoire humaine montre qu’une pensée peut ne pas rencontrer d’adhésion quand elle émerge, dépasser même celui chez qui elle apparaît puis correspondre ultérieurement à une vérité qui semblait l’avoir patiemment attendue.
Dans tous les cas de figure, il nous est difficile, aujourd’hui, de mesurer à quel point cette vision a pu heurter les sociétés contemporaines dont les mœurs différaient radicalement, ce qui a très tôt engendré sa récusation.
L’aversion antijuive
D’après les travaux de l’historiographie et de l’archéologie contemporaines, notamment ceux d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman (voir La Bible dévoilée), deux siècles au moins séparent le Décalogue de la naissance du judaïsme. Suivant les connaissances actuelles, l’Exil des Judéens à Babylone (de -597 à -538) aurait été décisif pour l’émergence de celui-ci, sous une forme proche de celle qui nous est familière. Et c’est précisément peu de temps après que les signes d’une aversion profonde se font jour à son encontre. Dès le IVe siècle avant notre ère, ont mauvaise réputation ceux que les Grecs appelleront Ioudaîos (Iουδαῖος), et les Romains Jûdæus (« Iûdæus »), c’est-à-dire « juifs ».
Lire Contre Apion de Flavius Josèphe permet de mesurer à quel point ce sentiment s’était développé dans le monde antique. Des auteurs grecs, tels Hécatée d’Abdère (philosophe, IVe-IIIe siècle avant J.-C.) ou Diodore de Sicile (Ier siècle avant J.-C.), et romains, tels Sénèque (Ier siècle après J.-C.), Tacite ou Juvénal (Ier-IIe siècle après J.-C.) ont vivement mis en cause le comportement des juifs de leur temps. Ces derniers sont tout à la fois jugés misanthropes, athées, impurs, prosélytes, inhospitaliers, voire coupables de meurtres rituels. Ce dernier mensonge fut élevé au rang de calomnie et diffusé en l’amplifiant par Apion.
Dans l’Antiquité, l’hostilité à l’égard des juifs ne se fondait donc pas sur une prévention ethnique ou sur une doctrine religieuse, comme ce fut le cas par la suite avec le christianisme, mais sur le refus de comportements estimés incompatibles avec les mœurs d’alors. Il s’agissait avant tout d’un jugement sur des « travers culturels », liés à des pratiques cultuelles incomprises, entraînant une condamnation de conduites considérées comme inacceptables. Ces contempteurs n’avaient pas lu les « livres sacrés », comme le note Flavius Josèphe. Toujours est-il qu’un Tacite, dans Histoires, s’élève contre l’interdiction juive d’immoler un premier né en hommage à une divinité pour la remercier de ses bienfaits ou pour gagner sa bienveillance. L’idée même de cette prohibition heurtait un quotidien rompu à ce type de sacrifices. Elle paraissait scandaleuse au Romain et inspirée par la volonté de grossir la population juive. Pourtant, bien qu’il ait jugé les juifs infréquentables, c’est de tous les auteurs antijuifs de l’Antiquité celui qui a sans doute approché de plus près une certaine vérité quand il note que Moïse donna aux Hébreux « des rites nouveaux » en « contraste complet avec ceux des hommes ».
S’il fallait ramasser en une phrase ce deuxième temps de notre réflexion, nous pourrions souligner que ce mépris de différents écrivains séparés de plusieurs siècles témoigne bien de ce que, par anachronisme, nous pourrions appeler un « antisémitisme » (terme apparu en 1879), longtemps avant que le mot ne qualifie une réalité entre temps devenue protéiforme. Montaigne ne se trompait pas en écrivant au chapitre 10 du Livre III des Essais : « De toutes choses les naissances sont faibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements : car comme lors en sa petitesse on n’en découvre pas le danger, quand il est accru on n’en découvre plus le remède ».
La méprise de l’antisémitisme
Si le judaïsme ne se confond pas avec le mosaïsme, il en adopte la philosophie et les règles. Le premier dans l’histoire, il a répondu aux appels de Moïse pour s’efforcer de sortir d’un monde violent, sanguinaire et injuste. L’histoire a validé le contre-sens d’un « peuple élu » (ham nivrah), expression tout aussi fautive pour ceux qui s’en réclament que pour ceux qui la condamnent. Elle n’apparaît nulle part dans la Bible hébraïque. Il n’y est question que de ham ségoulah, qui renvoie grammaticalement à un « peuple capable de s’adapter » c’est-à-dire prêt à l’effort pour que chacun de ses membres s’élève au-dessus de lui-même, en un temps où le mosaïsme demeurait irrecevable pour tous ses contemporains.
Cette conception, éthique et politique, posait les fondements d’un universalisme à construire, puisque les hommes de ce temps-là ne concevaient pas d’emblée l’unité du genre humain – pas plus d’ailleurs que ceux d’aujourd’hui. Le wokisme et les mouvements qui confondent origine et identité sont de nos jours le meilleur témoignage de cette cécité qui perdure.
Ainsi, le judaïsme a interprété le tétragramme dans un sens qui devait sembler naturelle à l’époque où il a surgi sur la scène historique : ce ne pouvait être qu’une déité puisque l’univers mental d’alors ne concevait pas un instant le monde humain sans présence divine, quelles qu’aient été les rapports de l’une avec l’autre.
La démarcation proposée plus haut entre les deux versants du tétragramme permet donc de distinguer une approche religieuse, celle du judaïsme, continuée historiquement par le christianisme et par l’islam avec des variations qui leur sont propres, et une autre, humaniste, pourvue d’un autre sens spirituel, centré sur l’être humain comme valeur suprême et première de toute réalité.
C’est donc par une ignorance, qui ne l’innocente pas, que l’antisémite se trompe de cible dans son mépris. Il croit éprouver de la répulsion ou de la haine pour les juifs alors qu’il abomine ce à quoi le judaïsme adhère ; fusionnant ce dernier avec le mosaïsme, il récuse l’universalisme qui émerge avec le second et dont le premier s’inspire ; il écarte toute idée de suprématie du devenir, qui est le refus d’une identité une fois pour toutes établie ; il ne peut supporter d’être le seul responsable de ses actes, soulageant sa conscience en accusant les juifs d’être tout à la fois lâches et dominateurs, pouilleux et riches, fourbes et fiers, influents et déracinés, pleutres et cruels, et ainsi de suite, les contradictions ne l’étouffant pas ; il assimile son identité à ses propres racines et n’accepte pas que l’altérité soit le socle à partir duquel s’élabore toute singularité individuelle.
En un mot, ce que l’antisémite abhorre par-dessus tout, c’est la loi proposée par Moïse, reprise à son compte par le judaïsme en lui adjoignant une dimension religieuse. Attitude parfaitement compatible avec n’importe quel totalitarisme, où elle peut proliférer, mais contraire à la démocratie, dont elle sape les fondements moraux.
Aussi, bien au-delà d’une forme de racisme dirigée contre les juifs, l’antisémitisme se définit comme la négation d’une éthique. De sorte que le réduire à un « racisme antijuif » (définition du Petit Robert) procède d’une inversion.
Si l’on remonte jusqu’au mosaïsme, avant pour ainsi dire de redescendre vers le judaïsme, c’est à ce niveau que se situe la matrice de tous les racismes et de toutes les discriminations. Le refus de cette éthique conduit immanquablement à un abaissement de l’Autre, quelles qu’en soient les modalités. Aussi, l’antisémitisme est bien plus qu’une atteinte à l’ordre républicain et à la démocratie ; il est l’une des expressions de leur affaiblissement. C’est en ce sens qu’il est, d’abord et avant tout, un antihumanisme. □