Lutter contre le chômage et réformer le système de protection sociale, à commencer par les retraites : un jeune de 30 ans n’a jamais entendu en France d’autre discours, d’ailleurs essentiellement incantatoire, quel que soit la personnalité politique ou l’expert qui ait pu le tenir. Après des décennies, aucune des deux questions n’est réglée. Cela invite à réfléchir sur notre rapport au temps.
Le gouvernement de François Hollande, tout à coup, multiplie les mesures, comme si le succès devenait possible en un an, juste avant la prochaine élection présidentielle. Nicolas Sarkozy, en 2010, avait procédé à l’identique pour la réforme des retraites, exigeant qu’elle aboutisse en quelques mois. La perspective d’une élection semble réveiller la classe politique. Tant mieux direz-vous. Au moins, une fois tous les cinq ans, un grand sujet devient prioritaire. Si l’élection majeure de notre démocratie intervenait annuellement, peut-être finirions-nous par atteindre l’objectif !
Plus sérieusement, ce comportement général de la société française révèle un trait culturel profond : nous faisons tellement confiance à notre capacité réactive que nous anticipons très rarement.
Quand Voltaire écrit au marquis de Chauvelin, le 2 avril 1754 « Les Français arrivent tard à tout ; mais enfin ils arrivent », il exprime cette idée forte que nous sommes un peuple qui sait donner un coup de rein quand tout semble perdu. Les observateurs sont souvent confondus d’admiration devant notre capacité réactive, qu’il s’agisse, au cours des cinquante dernières années, des autoroutes, du téléphone, d’Internet ou de la qualité des automobiles. Mais cette réactivité n’est que le revers d’une médaille : anticiper nous échappe. Michel Rocard, en 1991, parlait de la nécessaire réforme des retraites. Elle n’est toujours pas achevée, vingt-quatre ans plus tard et après plusieurs aménagements ! Valéry Giscard d’Estaing, dès 1974, craignait une explosion sociale avec deux millions de chômeurs. Nous en sommes à plus de 3,5 millions, quarante ans après ! Les politiques affirment avoir tout essayé ; les économistes ont du mal à proposer du neuf. Un facteur, pourtant, est incontestable, et devrait forcer la décision : la démographie. En général, dans notre beau pays, on écoute distraitement les démographes. La raison principale, semble-t-il, est que leur discours porte sur des décennies. Nous savions, il y a trente ans, que la population française allait croître, contrairement à l’allemande, par exemple, et que l’arrivée des jeunes serait massive. Mais nous n’avons rien fait pour préparer une telle situation. Les mesures de formation préconisées soudain par le président de la République auraient dû être lancées dans les années 1980 !
Une anecdote peut servir l’analyse. Un soir, devant prononcer une conférence à Francfort dans un établissement bancaire, je jetais un coup d’œil, une heure avant la réunion, à la salle où se déroulerait la séance. Il y avait là un technicien qui, monté sur un escabeau, dévissait l’une après l’autre les ampoules du plafond. Avec un appareil, il en vérifiait l’état et changea les deux ou trois testées faiblardes. Je m’étonnais auprès de lui de ce travail. Il me répondit qu’il était chargé des installations et qu’il ne voulait pas qu’une lampe lâche pendant la réunion. Dans un premier temps, je pensais en moi-même que ces Allemands sont bien balourds. Quand une lampe saute, on la change, ce n’est pourtant pas très sorcier. A la réflexion, ma réaction était très française. En bon gaulois, j’estimais qu’on réagit quand le problème se présente. En bon germain, il prenait la précaution de ne pas être pris au dépourvu. Peut-être par peur de ne pas savoir assez vite réagir en cas de pépin. Qu’importe. Il anticipait. De mon côté, la confiance dans la capacité réactive me paraissait une garantie de bonne fin. Alors pourquoi anticiper ?
Ce petit fait ne prétend pas tout expliquer mais il est symptomatique. Peut-être peut-il aider à comprendre pourquoi préparer l’avenir ne nous paraît jamais impératif. Pourquoi aussi la prévention dans le domaine de la santé reste en retard en France, quel que soit le domaine, pédiatrie, dentisterie, gériatrie, autisme, psychiatrie. Pourquoi les conflits sociaux imposent de se mettre finalement autour d’une table pour discuter, alors qu’on devrait se mettre autour d’une table pour éviter les conflits sociaux. Pourquoi le chômage est une obsession, pas l’emploi. Pourquoi les start up ne sont pas systématiquement favorisées, comme aux Etats-Unis ou en Israël. Pourquoi le pays avance en général par à-coups, soubresauts, soulèvements, révoltes, révolutions. Pourquoi dans l’Hexagone le mot « réforme » est révolutionnaire, suivant la formule du général de Gaulle.
Peut-on y remédier ? Difficile de répondre, quand il s’agit d’une longue tradition, liée à une certaine approche du temps. La capacité réactive est une grande force. La France depuis toujours l’a démontré. Son inconvénient est qu’elle se déclenche tard, quand la situation paraît si grave qu’on la croirait désespérée. Faut-il en conclure qu’elle ne l’est pas aujourd’hui ? Qu’il faudrait qu’elle le devienne pour qu’enfin le pays redémarre ? N’allons pas jusque-là. Appuyons-nous dès maintenant sur notre plus grande chance : la jeunesse. Libérons son énergie. Permettons à sa richesse d’éclater. Ce seul parti-pris ne transformera pas la culture nationale, mais, à partir d’un don présent, elle lui insufflera de l’avenir.
Lire dans Slate.fr : http://www.slate.fr/story/112971/anticiper-pas-francais