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Lors du second tour des élections législatives qui suivirent la dissolution de l’Assemblée nationale, une militante de la Licra distribuait des tracts pour Renaissance (alors majorité présidentielle) sur un marché parisien. Le 7 juillet 2024, elle en remit à deux jeunes gens qui, sans le lire, lui lancèrent qu’ils votaient pour le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen. Décidée, notre amie leur demanda s’ils savaient ce que représentait le RN. Elle évoqua le régime de Vichy et la collaboration, l’antisémitisme, le racisme, la Shoah… L’un des garçons lui lança péremptoirement : « Ca, c’est votre histoire, pas la nôtre. » Cette réplique mérite une attention particulière dans la mesure où elle exprime à elle seule trois tendances contemporaines inquiétantes.

La métamorphose du temps

D’abord, elle révèle une conception particulariste de l’histoire. Sur un modèle de type wokiste, le passé cesse d’être commun, d’un seul bloc, factuel, et se transforme en une sorte de patchwork inhérent à chacun. Jusque-là, le négationnisme était seul à récuser tel ou tel événement. Après 1945, certes, les disputes au sujet de la politique de Pétain et de Laval, de l’épuration, de la Résistance, du rôle des communistes dans la Libération nourrirent les discussions, parfois de façon enflammée, mais sans jamais remettre en cause l’Occupation. Son interprétation prêtait à controverse, pas l’existence même des faits. Avec nos deux jeunes en question, telle ou telle partie du patrimoine collectif est récusée, isolée de l’ensemble pour n’être partagée qu’avec un petit nombre de proches.

Ensuite, et plus largement, cette vision heurte l’idée constitutive d’une nation : reconnaissance d’un passé commun, quelle que soit son interprétation, adhésion à un avenir commun, quelles que soient les divergences à son propos. Ici, en une seule phrase, l’unité culturelle est abolie. Il n’existe plus de citoyennes et de citoyens plongés dans une même temporalité mais des individualités sans liens entre elles. Les réseaux dits sociaux nous avaient habitués à la formation de grappes humaines agglomérées autour de certaines convictions ou de quelques adhésions, pas encore à la dislocation du temps social. Ce qui se joue dans « ce n’est pas notre histoire », c’est n’est plus un morcellement ou un démantèlement temporel mais une amputation. Si votre passé « n’est pas le mien », cela signifie que je l’exclus de mon univers et que j’agis comme s’il n’avait jamais existé. L’anecdote ne dit pas si nos jeunes connaissaient l’une ou l’autre des formations d’extrême droite dénommées « Rassemblement national », qui ont caractérisé, en France ou en Norvège, l’histoire de cette famille politique. Quoi qu’il en soit, n’importe quel événement peut dès lors être intégré dans l’histoire de chacun, ou gommé au gré de ses opinions, du couronnement de Charlemagne à l’abolition des privilèges sous la Révolution en passant par la saint Barthélémy.

Enfin, la riposte à la militante de la Licra ne se limite pas à une suppression du passé ; elle sous-entend aussi une refonte complète de la relation au présent et au futur. Il fut un temps, pas si lointain, où, pareille à la ligne droite sur laquelle s’élançait le sprinter, l’avenir était tracé d’avance, quitte à ignorer qu’il conserve toujours la même distance avec le présent et que s’en rapprocher relève de l’absurde. Il n’en demeure pas moins qu’à l’Ouest comme à l’Est, il semblait naturel de s’avancer dans le même sens, avec bien entendu des moyens différents mais avec une méthode proche, celle de la planification, rigide en Union soviétique, souple dans un pays comme la France ou cependant le Général de Gaulle la qualifiait « d’ardente obligation ». L’avenir n’était pas une espèce de jungle à défricher mais une route marquée au sol et fuyant vers un horizon plus ou moins déterminé à l’avance. Là comme ici, une croissance économique rapide le fléchait sans entretenir de doute véritable sur sa direction. La société avançait suivant la loi du « toujours plus ». Les prévisions se réaliseraient tôt ou tard. Il suffisait de garder le cap pour éviter les écueils. L’idée-même d’avenir paraissait indépendante des aléas de la conjoncture. Il était concevable d’en établir une sorte de portrait-robot. D’autant plus qu’il s’écrivait alors au singulier, attestant son unicité.

La négation d’autrui

Avec le développement des techniques numériques, il est devenu facile de ne plus s’en tenir seulement à l’imagination pure et d’introduire le pluriel. Le tracé d’un TGV, l’architecture d’un immeuble, la configuration d’un quartier ou les différents aménagements d’une cuisine peuvent être placés sous nos yeux avant d’arrêter une décision. La figure composée sur l’écran ne représente qu’un des n aspects envisageables mais il nous est désormais offert d’en examiner l’agencement dans tous ces détails. Même si elle ne devait pas se concrétiser, nous l’avions vue, perçue comme parfaitement réalisable, de même que les n-1 restantes. Devant cet éventail de choix, l’avenir cesse d’être singulier pour devenir pluriel. Au lieu de penser l’avenir, nous pouvons dès lors penser dans l’avenir. C’est ainsi que les prévisions et les projections laissèrent place aux scénarios.

En affirmant « votre histoire n’est pas la mienne », toute cette logique s’effondre. Non seulement le passé mais l’avenir à son tour est déchiré en lambeaux. Nos deux jeunes gens refusent un passé qui ne serait pas le leur sans probablement mesurer les conséquences de cette position : la négation d’autrui. « Jadis chaque journée, chaque heure était inclinée en quelque sorte vers la journée, l’heure ou la minute suivante, et toutes ensemble étaient aspirées par le dessein du moment… […] On dirait, par suite, que mes journées se sont redressées. Elles ne basculent plus les unes sur les autres. Elles se tiennent debout, verticales, et s’affirment fièrement dans leur valeur intrinsèque. Et comme elles ne sont plus différenciées par les étapes successives d’un plan en voie d’exécution, elles se ressemblent au point qu’elles se superposent exactement dans ma mémoire et qu’il me semble revivre sans cesse la même journée. » C’est Robinson qui s’exprime ainsi. Pas celui de Daniel Defoe, celui de Michel Tournier[i]. Durant vingt-huit ans, il a vécu à l’écart de toute société, expérimentant la privation puis la disparition d’autrui. Simultanément, le temps de l’autre s’évanouit et la perception temporelle du solitaire se recompose tout autrement. Suivant l’expression-même employée par Robinson, autrui n’est qu’un « possible qui s’acharne à passer pour réel ». L’absence de l’autre exerce donc un effet puissant, puisque Robinson devient incapable de se le représenter, ni lui ni ce qui lui est attaché, l’avenir et le passé.

Avec nos deux garçons, le processus est inversé. En supprimant de leur réalité le passé d’autrui, ils rejettent ceux qui l’ont vécu. Pire, ils abolissent leur existence. Balayés Vichy, la collaboration, l’antisémitisme, le racisme, la Shoah. Ce qui n’existe pas dans leur conscience n’a jamais vu le jour. Quant à la vérité factuelle de l’histoire, elle se convertit en fake past, un faux passé. Ce que ne perçoivent probablement pas ces deux négateurs, c’est que cette invalidation transforme leur propre rapport au temps. L’effacement du passé menace la moindre inclinaison vers l’avenir. Ils ont effectué une sorte de compression qui attribue à leur présent une densité telle qu’ils ne peuvent plus se préoccuper d’autre chose. Chaque jour cesse de représenter le condensé d’une vie pour se transformer en une immédiateté permanente. La tyrannie du court terme a opéré. Plus de passé, plus d’avenir, seulement un présent propre à chacun et déconnecté d’autrui. La disparition de l’autre est en marche. Le jeune qui a répondu à notre amie de la Licra s’appelait peut-être Robinson.


[i] Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1972, p. 218-219.