« POURQUOI PARIS N A-T-ELLE JAMAIS ÉTÉ UNE ÉCONOMIE-MONDE? PARCE QUE LA FRANCE EST UN PAYS OÙ L’ON S’ARRÊTE. »
PROPOS RECUEILLIS PAR PASCALE-MARIE DESCHAMPS
Enjeux-Les Echos – Aujourd’hui cinquième économie mondiale, la France a été une puissance politique, culturelle et militaire. Mais Paris n’a jamais été élevée au rang de capitale de l’« économie- monde » comme Venise, Amsterdam ou Londres en leur temps. Pourquoi ?
François Rachline – Si l’on excepte l’Empire carolingien du franc-germain Charlemagne, les deux grandes périodes de domination et de rayonnement de la France ont été celles des règnes de Louis XIV et de Napoléon, deux souverains surpuissants mais qui ne surfent jamais sur l’économie. Celle-ci leur est subordonnée. Napoléon l’exprime en une phrase : « Le commerce unit les hommes ; tout ce qui les unit les coalise ; le commerce est donc nuisible à l’autorité. » On ne peut pas dire cela et promouvoir le commerce. Montesquieu de son côté écrivait dans L’esprit des lois: « Si le prince est marchand, toute espèce d’industrie est ruinée. » Cette séparation nette entre le politique et l’activité économique est typique de la France, mais chez nous le politique l’emporte sur le commerce. Et Colbert ? demandera-t-on. Il est bien synonyme de développement économique, mais sous la férule de l’Etat. On l’a encore vu de nos jours. La grande période de libéralisation de l’économie de 1983 à 1986 est impulsée mais aussi conduite par l’Etat. Ce n’est pas une initiative privée qui en appelle aux pouvoirs publics mais l’inverse. Donc, non, la France n’a jamais été une économie-monde au sens que l’historien Fernand Braudel donnait à ce terme. Elle se vit comme une puissance d’équilibre, « le Sud du Nord et le Nord du Sud », un pays qui, économiquement, a toujours cherché à être dans le mouvement, y est souvent parvenue, mais sans jamais devancer les autres.
Qu’est-ce qui explique cette préférence pour le politique au détriment de l’économie et du commerce ?
F. R. – Le commerce et la finance sont fondamentalement circulation et flux. Or la France est plutôt un pays où l’on s’arrête. Les raisons en sont à la fois démographiques et géographiques. Ce primat du politique en découle. La Gaule, qui deviendra la France, a été envahie par les Italiotes et les peuples grecs au Sud-Ouest, par les Goths et les Wisigoths à l’Est et par les Normands au Nord, puis par les Arabes au Sud-Est. On en retrouve les traces archéologiques et culturelles parce que ces peuples se sont installés. Au-delà de la France, c’est l’Atlantique. Certes l’océan n’a pas été un obstacle pour les Normands, ni ensuite pour les Espagnols ou les Portugais, mais la France avait et a encore pour elle d’être un pays au climat clément où il fait bon vivre. Les envahisseurs sont conquis. Considérez les Normands ! Ils débarquent, ils pillent, ils ne repartent plus. Un dicton allemand fort ancien rappelle d’ailleurs cette attirance : « heureux comme Dieu en France ». Mais cette diversité de peuplement a eu pour conséquence que le pays pour se constituer a dû au fil des siècles faire tenir ces peuples ensemble, les fixer. La France n’a pas été immédiatement une nation. C’est la nécessité d’une autorité, d’un ciment qui a promu l’Etat au-dessus de la nation. Enfin, les hasards de la géographie et de la géopolitique ont fait que la France a eu, si je puis dire, la malchance de ne pas se retrouver dans un entre-deux à l’instar de Venise, par exemple, qui profita de sa situation intermédiaire entre l’Orient et de l’Occident après la séparation des deux empires en 476 ap. J.-C. De même, à la différence des grandes îles, elle ne peut pas se déployer à l’ombre d’un géant comme l’ont fait la Grèce vis-à-vis de l’Egypte ou le japon vis-à-vis de la Chine.
La France aurait-elle été une sorte de Chine occidentale? Un pays qui invente tout mais qui brûle tout aussi, comme cet empereur chinois qui ordonne de détruire le papier-monnaie dont il avait pourtant autorisé la circulation au préalable…
F. R. – Je ne dirai pas que la France est une espèce de Chine. Ce ne serait pas exact. En revanche, un constat s’impose: plus le pouvoir central est fort et absolu, moins l’économie peut se développer de façon autonome. Elle est pour ainsi dire encastrée dans le politique. En témoignent Babylone avec le code Hammurabi (1750 av. J.-C.), l’Inde avec le traité Arthashastra (300 av. J.-C.), la Grèce sous la souveraineté mycénienne (1550 av. J.-C.). En France, la pression de ce pouvoir fort, nécessaire pour nous constituer en entité nationale, n’a pas permis ces échappées, ces évents qui dans la sidérurgie alimentent et propagent la combustion. Bien entendu nous avons eu des princes éclairés, comme Thibaud le Grand, comte de Champagne, qui avait bien compris l’intérêt du commerce, accordant des franchises à ses villes, et l’autorisation à ses paysans de vendre leur production. Mais ils étaient des exceptions. De même, nous comptons quelques grandes figures commerciales comme Jacques Cœur (1400- 1456), des aventuriers comme les corsaires de Saint-Malo aux xvir et xvmesiècles, des navigateurs, des banquiers, des explorateurs. Mais nous n’avons pas connu cette espèce de mouvement profond qui anime l’Angleterre depuis la Grande Charte des libertés en 1215. De fait. Rudyard Kipling a pu dire des Français : « Les premiers à trouver l’idée, les derniers à l’adopter. » Nous l’avons vu au xixesiècle avec la photographie, l’automobile, le cinéma, l’avion ; au xxc avec l’écran plat, le minitel ou le décryptage du génome humain. Les innovations nées en France sont le plus souvent industrialisées et dominées ensuite par d’autres, à commencer par les Américains. J’aime bien à cet égard rappeler les mésaventures du baron von Drais, un Allemand qui dépose à Paris en 1817 un étonnant brevet : placer l’une derrière l’autre deux roues reliées par un cadre qu’il suffit d’enfourcher pour se mouvoir. La drai- sienne, ancêtre de la bicyclette, fut d’abord la risée du pays. La circulation ne prime pas en France. Détail anecdotique : un carrefour, en France, marquait la nécessité d’un arrêt. Le rond-point, lui. accorde la primauté au mouvement continu. Nous y venons progressivement…
C’est un autre étranger, l’Ecossais John Law qui offrira à la France l’innovation conceptuelle consistant à décorréler le papier-monnaie de sa référence métallique. Mais il précipitera la faillite de l’Ancien Régime… L’historien Niall Ferguson(1) dit de lui qu’il cumulait à l’époque l’équivalent des fonctions de secrétaire au Trésor, de président de la Fed et de patron des 500 plus grandes entreprises…
F. R. – Cet homme était un génie, il avait deux siècles d’avance. Mais ça nous a coûté cher. Son erreur, en effet, a été de penser qu’il fallait imposer à marche forcée la séparation de la monnaie de sa référence métallique et, donc, de disposer du pouvoir de le faire, ce qu’il obtint du régent. Résultat, les Français vont être durablement vaccinés contre le papier-monnaie et la Bourse. Il faudra attendre le xix1« siècle pour disposer d’institutions financières dignes de ce nom. En Angleterre, il se produira exactement le contraire. La monnaie fiduciaire et les institutions qui la régulent vont s’imposer tout doucement. Le besoin d’une banque centrale naît du conflit entre les bijoutiers et les orfèvres, les premiers faisant appel au roi pour s’émanciper des seconds. Le roi la créera en 1694 (ce sera la deuxième dans l’histoire après celle de Suède) par un décret… temporaire d’une durée de cinq ans. La Banque d’Angleterre est d’ailleurs toujours régie par ce texte qu’il suffirait de suspendre pour qu’elle disparaisse! Les Etats-Unis ont suivi la même voie. La première mouture de la Fédéral Reserve Bank a été créée en 1791 mais non reconduite de 1812 à 1913. Autrement dit, d’un côté le pouvoir surfe sur l’activité économique, de l’autre il la redoute. Alphonse de Lamartine disait : « Le commerce, qui a besoin de la liberté par intérêt, finit par en contracter le sentiment. » C’est juste, et c’est bien ce que craignait Napoléon. Plus le pouvoir est fort, moins il peut accepter la liberté du commerce. Et quand un pouvoir fort s’exerce sur un territoire bien délimité en affirmant que rien ne s’y passe qu’il n’ait contrôlé, alors le vent de l’économie mondiale le contourne et passe à côté. C’est ainsi que la France n’est entrée dans les mondialisations passées et présentes que timidement, presque à reculons.
On dit aussi que le catholicisme, à la différence du protestantisme, est moins favorable au commerce et au capitalisme. Cela n’a pourtant pas empêché la très catholique Espagne et l’Italie où trône le Saint- Siège d’être des économies-monde…
F. R. – Vous avez raison. Comme fille aînée de l’Eglise mais aussi héritière du droit romain, la France est imprégnée de catholicisme, jusque dans les fondements de son système éducatif: ce qui commande est d’être « reçu » (examen, concours), et le plus tôt possible. Dans l’éthique protestante, il faut avant tout montrer de quoi l’on est capable, faire la preuve d’une capacité. Les deux logiques sont très différentes. N’oublions pas que l’Espagne a vécu sur l’or et l’argent des mines d’Amérique et que l’économie- monde « italienne » était d’abord celle de Gênes, Florence et surtout Venise. Plus généralement, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, Emile Ben- veniste montre que le mot « commerce » apparaît très tardivement dans ces langues, comme d’ailleurs le mot « travail ». Le commerce n’est pas prisé à Rome. L’homme libre est celui qui peut se consacrer à la vie de la cité : 1 ’otium. Celui qui doit travailler pour vivre, sans forcément être un esclave, ne peut donc s’y adonner. S’impose à lui le nec otium, l’impossibilité de participer. De là vient le mot « négoce ». Parlez vente ou commerce en France, on ajoutera aussitôt: « au sens noble du terme. » Cette précision est superflue chez un Anglais, un Américain, un Allemand, un Suédois ou un Néerlandais. Pour eux, le commerce n’est ni mieux ni moins bien que l’industrie. C’est une activité comme une autre, qui permet l’enrichissement. Les Français admirent les personnes qui ont de l’argent mais n’aiment pas trop celles qui travaillent à s’enrichir… Ca ne les empêche pas de parfaitement réussir quand ils s’y mettent.
Vous évoquez le français. Après avoir dominé le monde, il patine…
F. R. – Oui. Aujourd’hui cependant, il souffre. C’est une langue où dominent les adjectifs, qui qualifient, à la différence de l’anglais qui fait verbe de tout bois : togoogle pour chercher une information sur internet, to plateau, pour évoquer une stagnation. Le français est très bien adapté à un monde stable, mal à l’aise avec le mouvement et l’action qui caractérisent le monde contemporain. Cela dit, aucune autre langue ne compte autant d’écrivains majeurs qui l’ont adoptée pour créer : du Cubain José Maria de Heredia au Russe Andreî Makine, en passant par l’Américain Julien Green, l’Italien Gabriel d’Annunzio, l’Autrichien Rainer Maria Rilke, l’Irlandais Samuel Beckett, le Roumain Eugène Ionesco, l’Egyptien Edmond Jabès et aujourd’hui l’Afghan Atiq Rahimi.
Le retard pris lors de la révolution industrielle née en Grande-Bretagne, l’obnubilation française pour la « politique industrielle » et le manque de PME d’envergure procèdent-ils de ce même centralisme économique et de cette volonté de fixer les choses?
F. R. – Peut-être faut-il remonter à la révocation de l’édit de Nantes (1685) qui, en chassant des milliers d’artisans et de familles industrieuses, a asséché un terreau fertile. Cette décision a été l’équivalent pour la France de la Reconquête menée par Isabelle la Catholique en Espagne, chassant les juifs et les musulmans du pays. Quand Philippe IV monte sur le trône en 1610, l’Espagne est la première puissance politique, maritime, économique du monde. Quand il meurt en 1662, l’invincible Armada n’est plus, l’Espagne est ruinée. Elle mettra trois siècles pour recoller à l’économie mondiale. Le cas de l’Italie ou de l’Allemagne est différent. Elles ont réalisé leur unité économique avant leur unité politique. Le Zollverein, l’union douanière des Lânder, précède Bismarck. L’unité politique de la France est grosso modo achevée à la mort d’Henri IV tandis que les frontières économiques entre les régions subsistent longtemps après. Pensez que l’octroi à Paris n’est définitivement supprimé qu’en 1943. La segmentation des territoires ne favorise pas la fluidité de l’économie. En France, soit une volonté politique impulse le mouvement, on l’a vu, soit l’extérieur l’impose. C’est le cas par exemple avec l’Europe, qui substitue l’exigence de réforme permanente à la traditionnelle évolution par à-coups de l’Hexagone. S’il est rare que la France anticipe l’événement, elle impressionne toujours par sa capacité réactive.
Si la France n’est pas armée pour être une économie-monde et n’en a peut-être pas non plus la vocation dans un monde qui redevient multipolaire, où et comment son génie propre peut-il s’exprimer aujourd’hui et demain?
F. R. – La France est diversité. Il faut quelle le reconnaisse, qu’elle l’affirme comme une valeur fondamentale de sa culture. L’institut Montaigne va publier un livre cet automne consacré à la question : Qu’est-ce qu’être Français ? (2) L’ouvrage est une réunion de dix-huit auteurs (notamment Max Gallo, Shan Sa, Salomé Zourabich- vili, Alfred Grosser, Ana Palacio, Najat Bel- kacem, Luc Ferry, etc.). Il montre à quel point l’attraction de la France demeure vive. Il montre aussi que son esprit peut encore briller. « Les empires du futur seront les empires de l’esprit », disait Winston Churchill. C’est là que la France a une carte à jouer. C’est un pays de fulgurances et le monde de l’esprit est aussi un monde de fulgurances. Ses neurones sont sa matière première. A charge pour elle de les remettre au service de l’inventivité et de l’innovation. Elle sera très à l’aise dans ce monde immatériel et virtuel qui s’annonce, de la connaissance à la création informatique, de la finance à la conception en trois dimensions. Ce sont d’ailleurs les matheux et les programmeurs français qui font vivre Londres et la Silicon Valley.
(1) L’Ascension de l’argent, Niall Ferguson, éditions Saint-Simon, à paraître le 15 octobre.
(2) Aux éditions Hermann.