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Au cours de l’histoire humaine, l’individu a surtout possédé deux droits fondamentaux : celui de se taire et celui de se faire tuer. Jusqu’à la fin du XXe siècle, tous les événements historiques semblent s’être déroulés sans lui alors qu’il en était l’un des plus importants protagonistes. Il n’a jamais figuré parmi les grands acteurs de l’histoire universelle. Le vulgum pecus n’était qu’un instrument, tout à fait secondaire, aux noms des forces qui, tout au long des âges, se sont partagé le monde. Celles-ci ne sont pas très nombreuses.

Les principaux acteurs du monde

Ce furent, successivement, les cités-Etats, telles Mycènes, Rome ou Venise avant que les Etats-Nations ne prennent le relais pour s’imposer avec force à partir des XIVe-XVe siècles. De puissantes familles étaient alors à la manœuvre. Il y eut bien des révoltes pour s’affranchir de ces dominations – de Spartacus aux Jacqueries – mais pas plus que les révolutions elles ne remirent en cause le cadre structurel établi.

A partir du XXe siècle, trois nouveaux acteurs se sont imposés à l’échelle du monde : les firmes multinationales (FMN), les institutions internationales et les organisations non gouvernementales (ONG). Les premières ne possèdent pas de statut politique mais elles peuvent exercer une influence parfois considérable (GAFA). Hormis la SDN (Société des nations), l’immense majorité des deuxièmes est née dans l’immédiate après-guerre, dès 1946 (ONU, OIT, OMS, OCDE, FMI, BEI, CECA…)[1]. Quant aux ONG, elles se sont multipliées pour se compter par dizaines de milliers aujourd’hui, avec pour précurseur la Croix rouge en 1864. Dans ce contexte, les personnes représentatives ont joué leur partition mais les individus en tant que tels n’ont jamais acquis le droit de s’exprimer autrement que par des actes isolés, le plus souvent suicidaires.

Homo internetus

Le monde numérique et en particulier Internet a tout chamboulé. Homos internetus a jailli d’homo sapiens : la vieille chair à canon s’est emparée subitement de la parole dont elle était privée depuis toujours. En quelques années, l’individu est devenu le cinquième acteur décisif du monde. Ce fut le grand espoir des réseaux dits sociaux : permettre à la démocratie de vivre à partir de ceux au nom de qui elle s’était péniblement imposée, de l’Antiquité à nos jours. Sur n’importe quel sujet, il devenait possible d’entendre la voix populaire. Ce n’était pas encore l’agora grecque mais cela pouvait y ressembler. En peu de temps, des modalités ont été inventées pour faciliter les échanges de groupe, les relations interpersonnelles, la transmission d’informations professionnelles, le reportage individuel destiné à tous. Après les courriels apparus en 1971, LinkedIn émerge en 2002, Facebook en 2004, YouTube en 2005, Twitter en 2006, WhatsApp en 2009, Instagram en 2010, Snapchat en 2011, Telegram en 2013, Tik Tok en 2016… A titre indicatif, en 2020, Facebook dépassait 2,7 milliards d’utilisateurs par mois, YouTube et WhatsApp plus de 2 milliards chacun.

Les responsables de quelque structure que ce soit, officielle ou officieuse, publique ou privée, sont aujourd’hui commentés, sollicités, interpelés ou critiqués. En soi, c’est une excellente chose : la démocratie ne se nourrit-elle pas de la communication, de l’échange, de la mise en relation, de la réflexion partagée ? Toutefois, le même instrument sert aussi à moquer, dénigrer, injurier ou condamner par la vox populi. Dans ce cas, l’empoignade prend le pas sur tout type de dialogue et se confond avec le rejet a priori.

La tyrannie de l’instantané

C’est qu’homo internetus reste un personnage double : en lui s’affrontent une pulsion de vie et une pulsion de mort, pour reprendre l’idée freudienne, ou bien cohabitent deux âmes, comme chez Faust. Il semble naturel qu’une telle complexion se retrouve dans le quotidien des réseaux sociaux. L’un s’efforcera d’exprimer une pensée tandis que l’autre vomira une insulte. Le premier cherchera un argument pour convaincre ; le second se complaira dans l’outrage, tout en niant un tel caractère à son propos.

Ce qui est nouveau dans ce débat, c’est la possibilité offerte à chacun de propager largement un discours, avertissement ou menace, défense ou mensonge, révélation ou fake news, accusation ou anathème… Il est donc possible de s’en tenir à la raison ou de la laisser se déborder par des affects. Avec cependant une dissymétrie : la grossièreté ou la bêtise ont cet avantage sur la retenue et l’intelligence qu’elles sont immédiates et ne coûtent aucun effort. Le court terme donne avantage au slogan sur le raisonnement. Quant à tous les sentiments négatifs, l’agressivité, la méchanceté, l’aversion, l’emportement, la colère, le dégoût, l’hostilité, la rancœur, la détestation, l’exécration, la malveillance, le ressentiment, la haine, la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, ils ne s’embarrassent d’aucune précautions, sortis tout droit des tripes pour dégrader, heurter, avilir, blesser, humilier, fustiger. Ils procèdent de l’immédiateté, de la réaction épidermique. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose… » constatait le philosophe Francis Bacon. Si, jadis, la réaction à un événement, à une décision ou à une déclaration exigeait des jours, quelques instants suffisent désormais. La pensée est ainsi soumise à une tyrannie de l’instantané. Comment composer avec cette nouvelle donne ?

Démocratie ou pas démocratie ?

Au chapitre 5 du livre 44 des Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand écrit que « Les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu’à la tyrannie. » Même s’il ne pensait pas à la tyrannie du court terme, cette réflexion s’y applique assez bien. La question est donc : comment organiser la liberté sans la pourfendre ? Ou encore : comment concilier la liberté d’expression avec le respect d’autrui ?

Sur les réseaux sociaux domine le pseudoanonymat[2], c’est-à-dire un anonymat d’apparence dont les spécialistes de la police peuvent aisément retrouver l’auteur, à moins qu’il ne s’agisse d’un haker maîtrisant les techniques les plus sophistiquées permettant de rendre impossible toute traçabilité. Encore faut-il souligner que le temps nécessaire à l’enquête est gigantesque en comparaison de celui qu’il a fallu au coupable pour s’exprimer. Et comme le verbe d’homo internetus se propage à une vitesse électronique, le mal est causé depuis longtemps quand la sanction tombe. Raison pour laquelle, d’ailleurs, il est tenable de défendre le pseudoanonymat : en ne livrant pas son nom, l’internaute échappe au double danger de l’autocensure, d’une part, du lynchage digital, d’autre part. Dans le premier cas, le principe de liberté peut être bafoué ; dans le second, le tribunal public a tranché avant même que l’instruction ne s’ouvre, court-circuitant tout le processus de la justice.

Il reste que la démocratie repose sur quelques principes dont celui de la responsabilité individuelle, lequel remonte très haut dans l’histoire, au Décalogue de Moïse. Chacune et chacun d’entre nous ne peut être responsable que de ses actes et de ses paroles, sans pouvoir les déléguer à quiconque. Dès lors, le pseudoanonymat introduit un biais à cette règle d’or. En lançant une invective sans révéler son nom, il est ainsi possible d’offrir du temps au mal pour l’accomplissement de sa besogne, avant de devoir en rendre compte, éventuellement.

Nous sommes donc devant le choix suivant : ou bien renoncer à contenir les pulsions d’homo internetus, ou bien travailler à transformer celui-ci en véritable sapiens sapiens. Sans promouvoir l’autocensure, encourageons la retenue, par l’éducation et par la contrainte si nécessaire. Tâches d’une actualité permanente au service de la démocratie.


[1] Organisation des nations unies, Organisation internationale du travail, Organisation de coopération et de développement économique, Fonds monétaire international, Banque européenne d’investissement, Communauté européenne du charbon et de l’acier…).

[2] Je reprends ici un terme de Yannick Chatelain, professeur à Grenoble Ecole de management.