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La Bible est un livre à part. Son succès mondial tient à ses qualités intrinsèques et aux différents niveaux de lecture qu’elle permet. C’est la première œuvre d’ambition universelle.

Ambivalence

Dans un recueil de nouvelles, Pastiches et postiches (1973), Umberto Eco imagine le lecteur professionnel d’une maison d’édition, qui, lors d’un comité, rend son jugement sur un manuscrit volumineux. Le compte-rendu est d’abord plus que favorable, enthousiaste. Tous les ingrédients d’un succès sont réunis pour satisfaire le lecteur épris d’aventures. De l’action à couper le souple parfois, du sexe en tous sens, de l’adultère à la sodomie en passant par l’inceste, de la violence, des assassinats, des guerres, des massacres, bref, un mélange à tenir en haleine n’importe quel public. De la truculence à la Rabelais, de l’imagination à la Jules Verne, du suspens à la Conan Doyle. Cette fresque, dont les rebondissements multiples risquent tout de même de désarçonner, ne parvient cependant pas à dégager une ligne directrice simple ni à proposer des personnages auxquels s’identifier vraiment. Il y en a d’ailleurs beaucoup trop, bien plus que dans Une ténébreuse affaire de Balzac. Le texte devient même complexe, s’égare dans des digressions ou des élucubrations incompréhensibles, multiplie les redondances, s’abandonne à des jérémiades fastidieuses, entremêle descriptions et analyses, le tout rédigé dans une langue tout à la fois poétique et crue. « Le résultat, c’est un salmigondis monstrueux, qui risque de ne plaire à personne parce qu’il y a de tout. » Ainsi se conclue le rapport de lecture. De toutes façons, la publication rencontrerait trop de difficultés car l’ensemble est le produit de plusieurs auteurs, ce qui compliquerait tout à la fois l’établissement des contrats et la négociation des droits. Le manuscrit est refusé. Il s’agit de la Bible.

C’est là un assez bon résumé de ce que peut provoquer ce texte auprès du lectorat moyen. De fait, bien trop d’invraisemblances peuvent dérouter le lecteur animé des meilleures intentions : une femme qui naît de la côte d’un homme, un serpent qui dialogue avec elle, un poisson qui recrache l’homme qu’il avait englouti, un arbuste qui brûle sans se consumer, un homme qui lutte toute une nuit contre un personnage dont personne ne sait d’où il est sorti ni pourquoi il a disparu, une mer qui s’écarte pour laisser passer des fuyards, un bâton qui se transforme en serpent avant de récupérer sa forme, un âne qui parle, des villes qui disparaissent soudainement, une femme qui se transforme en statue de sel, et ainsi de suite. De quoi refermer l’ouvrage et passer à autre chose.

Néanmoins, ce texte arrive en tête de tous les bestsellers du monde. C’est donc un immense succès commercial, mais aussi un document rangé pieusement sur des étagères ou sur une table de nuit. Autrement dit, l’humanité tout entière le connaît sans probablement l’avoir consulté sérieusement. Le bestseller le moins lu au monde, en somme. Il n’empêche. La Bible n’a pas besoin d’être connue pour exercer son influence. C’est même à cela qu’on juge un texte primordial.

Diversité

André Chouraqui, un de ses traducteurs les plus talentueux, affirmait qu’on pouvait trouver celui-ci dans toutes les langues existantes, dialectes compris. C’est là d’ailleurs une pierre d’achoppement Nombre de termes hébreux n’ont guère d’équivalents, comme tohu bohu, adopté en français, ou shabbat, entré dans tous les vocabulaires, sans parler d’Elohîm ou de YHWH, tous deux traduits par « Dieu », sans doute hâtivement. C’est que le texte ne se livre pas facilement, contrairement à la fameuse « simplicité biblique » dont on le gratifie. Et d’autant moins que, comme l’indique le lecteur imaginaire d’Umberto Eco, il ne se présente pas d’un seul tenant et ne respecte pas la règle de l’unité de temps. C’est une compilation d’écrits où se repèrent la main de scribes différents, corrigés parfois au cours du temps, dont l’essentiel, suivant les travaux archéologiques, philologiques et paléographiques les plus crédibles, remonte au VIIIe siècle avant notre ère. Le livre d’Esther, en revanche, aurait été rédigé entre 4 et 6 siècles plus tard, contemporain donc d’une puissance montante, Rome. Quant aux idées de Jardin d’Eden, de Déluge ou de Tour de Babel, elles seraient d’origine babylonienne. Contrairement à une idée reçue, il ne s’agit donc pas d’une sorte de roman-fleuve rédigé par un auteur en veine de succès. Le rabbin andalou Abraham ibn Ezra au XIIe siècle et Spinoza au XVIIe contestaient déjà que Moïse ait pu écrire la Torah (comment un homme pourrait-il raconter sa propre mort ?) ou David les Psaumes. La seule certitude est que Dieu n’est pour rien dans cette aventure. Comme inspirateur, peut-être, mais comme graveur sur la pierre des Dix commandements ainsi que le montre le film de Cecil B. DeMille sorti en 1956 sur les écrans, certainement pas.

Aussi faut-il conserver à l’esprit que ce que nous appelons la Bible vient du grec Ta biblia, équivalent fidèle de l’hébreu Ha séfarim, « les livres ». C’est un ouvrage constitué de 38 volumes : 5 forment le Pentateuque (Torah), 20 constituent l’ensemble intitulé Prophètes (Névéhim) et 13 les Hagiographes (Kétouvim). L’ordre dans lequel nous les connaissons n’est presque certainement pas celui de leur rédaction, l’Exode (Shemot) précédant la Genèse (Bereshit), par exemple. Par ailleurs, ce sont pour nous des livres mais pour les Hébreux et ensuite les juifs, ils se présentent sous forme de rouleaux que l’on déroule pour les lire.

Epopée

Même si elle n’apparaît pas d’emblée, il existe une progression allant des premiers versets de la Genèse aux dernières lignes des Chroniques. D’abord, il s’agit de la création du monde, de ses premiers habitants et de la condition humaine en général à travers quelques personnages emblématiques comme Adam, Caïn ou Noé. Ensuite se met en place l’histoire d’un homme, Abraham, qui décide de quitter son pays, Ur Kasdim en Mésopotamie (aujourd’hui Tell al-Muqayyar, en Irak), appelé pour cela Ha Ivri, le passeur du fleuve (Euphrate) dont vient le mot Ivrit, Hébreu. Le récit se concentre ensuite sur la famille de ce premier patriarche, sur son fils Isaac et sur son petit-fils Jacob. Après quoi, elle émigre Égypte pour des raison alimentaires, y grandit, se transforme en peuple, connaît de multiples péripéties, le lecteur plongeant dans une saga dont l’un des épisodes majeurs sera la servitude au pays de pharaons (430 années suivant le texte, très probablement beaucoup moins). Survient alors Moïse, le double libérateur, et de l’asservissement physique et de l’esclavage mental qu’est l’idolâtrie. L’histoire se poursuit avec l’installation des Hébreux en Canaan, la transformation de 12 tribus nomades en royauté, puis le schisme en -931, à la mort du roi Salomon. Deux royaumes en sont issus, Israël au nord, riche de 10 tribus, avec Samarie pour capitale et la Judée au sud, formée de deux tribus seulement, Benjamin et Juda, plutôt pauvre, dont la capitale est Jérusalem. Les livres des Prophètes (une vingtaine, parmi lesquels Josué, le successeur de Moïse, Jérémie, Isaïe, Ezéchiel, etc.) font étalage de réflexions et de récits concernant les Hébreux, puis les Judéens (que les Grecs appelleront les Ioudaîos (Iουδαῖος) et les Romains le Iûdæus ou Jûdæus – le j et le i étant équivalents). Quant aux Hagiographes, notamment les Psaumes, les Proverbes, le Cantique des cantiques, l’Ecclésiaste, ils chantent les louanges de l’Elohîm d’Israël, YHWH, et développent les conséquences de l’éthique établie par Moïse.

Incarnations

Parmi les personnages bibliques marquants, quelques-uns se dégagent par leurs actes et s’inscrivent dans notre atmosphère spirituelle. Abraham met un terme aux sacrifices humains en épargnant son fils Isaac. Jacob, pour avoir lutté avec un homme venu de nulle part (le texte ne parle pas d’un ange, comme l’a cru Delacroix) change de nom. Yaakov signifiait « il suivra » ; il devient « Israël », celui qui se gouverne souverainement, donne naissance à une fille et douze fils, éponymes de douze tribus. Dès lors, les Hébreux sont « les enfants d’Israël ». Léah, sa première femme, a pour quatrième fils Juda (Yéhoudah), qui donnera « juif ». Moïse est peut-être le personnage le plus emblématique de la Bible. Le texte ne le définit pas comme celui qui a conduit les Hébreux hors d’Égypte, ni comme le transmetteur des dix Commandements, ni même comme celui avec qui YHWH parlait ainsi qu’un « homme avec son ami », mais comme l’être humain le plus humble qui se pouvait trouver. Job représente la croyance absolue en l’Elohîm d’Israël, indépendamment des circonstances, même s’il est probablement une invention des rabbins – un machal – pour exprimer la soumission au principe divin. Esther est celle qui convainc son époux Assuérus, le roi des Perses (Xerxès Iᵉʳ ou Artaxerxès Iᵉʳ) de ne pas suivre son conseiller Aman dans son projet d’exterminer les Judéens (juifs) et réussit à supprimer ce dernier, en plus de ses fils. Enfin, il faudrait accorder une place particulière à Eve dans la mesure où sa transgression de l’interdit du Jardin d’Eden a permis à l’humanité d’entrer dans le connaissance. Adam tout seul n’aurait pas bougé. L’un des plus grands contre-sens qui soit serait d’accuser Eve d’un péché originel qui n’avait rien d’un crime ou d’une tache et tout d’un acte libératoire.

Enseignements

Devant un tel empilement de faits, ici déjà considérablement réduits compte tenu de la place impartie, que retenir ? Existe-t-il un enseignement de cette somme ? Comment tirer avantage, aujourd’hui, d’une telle lecture ? Le texte biblique est d’abord narratif : entre l’apparence d’un conte enfantin et celle d’un exposé métaphorique, peut-on extraire la substantifique moëlle de la Bible ? Un homme comme Winston Churchill écrivait, le 8 février 1920, dans The Illustrated Sunday Herald , que notre civilisation est redevable au système éthique établi par la Bible qui, « même si on le séparait entièrement du surnaturel, serait, sans comparaison possible, la possession la plus précieuse de l’humanité, qui vaut en fait à elle seule tous les fruits des autres formes de sagesse et d’érudition. C’est sur ce système et grâce à cette foi que toute notre civilisation actuelle a été bâtie, à partir des décombres de l’Empire romain ». C’est que le texte biblique, mine de rien, a profondément changé le monde. Sous couvert d’histoires individuelles ou d’événements collectifs, racontés sous une forme romanesque, il propose une conduite de vie. Pour reprendre une expression que Pierre Hadot appliquait aux philosophies antiques, il peut être abordé comme une série d’exercices spirituels dans le but d’améliorer la condition humaine.

Voici quelques-uns de ses enseignements, à titre indicatif, ou incitatif. Quand Abraham quitte son pays natal, le texte hébreu redouble une injonction, parfois traduite ainsi : « pars pour toi ». Elle signifie qu’il faut partir vers soi, c’est-à-dire laisser celle ou celui que nous sommes en profondeur remonter à notre surface. Quand Jacob lutte avec un inconnu dans la nuit, il n’est pas écrit qu’il mène un combat contre un adversaire mais qu’il est « mis en lutte ». Le mystérieux agresseur disparaît à l’aube aussi subitement qu’il était apparu. Cela veut dire que nous devons nous battre avec nous-mêmes pour tirer le meilleur de ce que nous sommes. Quand Moïse se trouve face à un buisson ardent, il est confronté à un prodige mais aussi à un miroir (même mot en hébreu), c’est-à-dire à lui-même. Ce que, bien plus tard, au XVIIIe siècle, le hassid rabbi Zousya d’Hanipol, proche de sa fin, avait saisi quand il prononça ces paroles : « Dans le monde qui vient, la question qu’on va me poser, ce n’est pas : Pourquoi n’as-tu pas été Moïse ? Non. La question qu’on va me poser, c’est : Pourquoi n’as-tu pas été Zousya ? » Quand les yeux lisent le Décalogue, ils ne doivent pas le balayer à la va-vite mais se pénétrer des exhortations qu’il adresse à l’être humain. Il n’est pas question de grandes déclarations balancées au monde mais de propos destinés à chacune et à chacun de nous, par le tutoiement personnalisé. Quand Jonas échappe à la mort, rejeté sur rivage par un poisson géant, il s’agit de condamner le mensonge, de promouvoir le repentir, de placer la justice au-dessus de tout.

L’essentiel tient peut-être à l’affirmation de la responsabilité individuelle dans la recherche de cette valeur suprême qu’est la justice. Si l’être humain doit être jugé sur ses actes, qu’il faut scruter à la loupe, personne ne peut être tenu pour responsable de ceux d’autrui. Ce principe, toujours bafoué par les dictatures et par les régimes autoritaires, constitue le principal héritage recueilli par la démocratie. Sans lui, elle s’effondre. La morale du loup de La Fontaine – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère – en est l’antithèse.

Influence

Le plus étonnant est que ces conséquences éthiques ne sont guère visibles a priori quand on lit le texte biblique un peu rapidement. D’où le fait qu’il est possible de se situer à plusieurs niveaux de réception. Le premier, dénommé pshat en hébreu, consiste à exprimer le sens littéral, même si celui-ci ne se livre pas d’emblée. C’est le plus simple, le plus immédiat, pas forcément le plus facile. Il suppose que le texte soit d’abord compris pour ce qu’il dit expressément. Le deuxième niveau, remez, est allégorique : il recherche une signification plus profonde, qui ne remet pas en cause le pshat mais le complète. Il accrédite l’idée qu’il est parfois nécessaire de dépasser ce dernier pour saisir la profondeur de la pensée. Le troisième, drash, est pour ainsi dire l’enseignement tiré du pshat et du remez. Il permet de tirer des conclusions de nature morale à partir des deux précédentes lectures. Le quatrième et dernier, sod, est mystique. Il est censé révéler le sens caché d’un mot ou d’un verset, que les trois précédents degrés ne livraient pas. Ces quatre règles de la méthode exégétique soulignent la richesse du texte biblique et surtout invitent à ne jamais se contenter d’un approche superficielle. Si un verset paraît obscur, ou contradictoire, ou absurde, il faut se méfier de cette première impression et y revenir. Le Talmud affirme d’ailleurs qu’il existe une différence entre lire cent fois un verset et le lire cent une fois.

La Bible est devenue avec le temps une donnée immédiate de la conscience humaine. De générations en générations, elle transmet son pouvoir d’attraction. Elle suscite rejets ou enthousiasmes. Il est possible de la parcourir d’un œil rapide ou de consacrer sa vie à en analyser les versets. Elle est à l’origine de milliers d’ouvrages, dont certains ne se consacrent qu’à son premier mot, Béréchit. Elle parle à tous les êtres humains, même si le judaïsme en premier, le christianisme et l’islam après lui l’ont désignée comme la source de leur inspiration monothéiste. Son universalisme, exprimé dans une langue poétique, sa puissance émotive et sa profondeur d’analyse des sentiments humains lui ont assuré un succès éternel. Sa densité lui communique un charme fascinant. Ne répond-t-elle pas à la réflexion de l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) : « La profondeur doit se cacher. Où cela ? En surface » ?