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La démocratie est le régime de l’intranquillité. Elle ne peut vivre que dans une incertitude assumée. Les êtres humains, eux, recherchent plutôt la tranquillité. La certitude les séduit, fut-ce au prix de la servitude. Quand l’écart s’accroît entre ces deux propensions, la menace grandit au sein de la société. C’est le cas de nos jours. Toute la question est de déterminer à partir de quel moment la démocratie se nuit à elle-même. Depuis Platon, nous savons que ses excès mènent à la tyrannie. Mais quand commencent-ils ?

D’un côté, l’incertitude croit dans de nombreux domaines : climatique (dérèglement et réchauffement) ; énergétique (énergies fossiles et CO2) ; économique (inflation) ; social (évolution des retraites, risques de l’intelligence artificielle) ; sécuritaire (attentats, guerre en Ukraine) ; sanitaire (Covid). De l’autre, les masses ne sont plus muettes. Pendant de longs siècles elles n’ont possédé que deux droits, celui de se taire et celui de se faire tuer, témoignages de leur soumission. Ce temps est révolu. En 1830, déjà, Chateaubriand notait que « les peuples se mêlent actuellement de leurs affaires, conduites autrefois par les seuls gouvernements. » Le phénomène n’a fait que s’accentuer depuis. L’opinion d’aujourd’hui détient le levier introduit sous le socle du pouvoir pour en infléchir les orientations. C’est à la fois l’un des bienfaits de la démocratie et l’un de ses risques.

Au XIXe siècle encore la parole restait cantonnée à un cercle étroit de destinataires et se propageait avec lenteur. Désormais, amplifiée à l’infini par le porte-voix universel que sont Internet et les réseaux sociaux, elle se propage instantanément à travers le monde et peut n’avoir pour source qu’un seul individu : ne s’interroge-t-on pas aux Etats-Unis sur l’influence qu’aura sur l’élection présidentielle à venir la chanteuse Taylor Swift, forte de ses 350 millions de followers ? Quand le dénigrement, le mensonge ou l’émotion d’un seul influence la raison générale, qu’en est-il de l’avenir collectif ?

La revendication libertaire ou anarchique, réclamée par l’insoumission, est un des signes du temps ; le désir d’autorité pour remettre de l’ordre en est un autre. Le balancier politique oscille entre ces deux opposés dont la gauche et la droite dessinent en France la géographie depuis la Révolution. Les valeurs prônées par la première tirent plutôt vers la tolérance, la solidarité, la justice ; celles défendues par la seconde plutôt vers l’identité, l’autorité, la sécurité. Leur rapprochement ou leur dépassement n’est possible que sans radicalisation. Or, on assiste dans plusieurs pays, dont la France, à un durcissement des positions qu’attestent le déversoir de haine sur X (tweeter), à un antisémitisme chronique ou l’activisme violent dans la rue. Sans grand souci des « lourds devoirs de la liberté », pour reprendre une formule du général de Gaulle.

Ce mouvement droitise d’autant plus les esprits que ceux-ci sont exposés à des discours extrémistes qui s’efforcent, pour noyer le poisson, de républicaniser astucieusement une posture anti-libérale. C’est là une tension qui tend à faire payer le retour à la tranquillité par une réduction sournoise de la liberté.

Cette double aspiration, provoquée par les outrances des uns et des autres, met en danger la démocratie, qui joue ainsi contre elle-même. De sorte que « plus le peuple paraîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre », avertissait Alexis de Tocqueville.