La scène s’est déroulé, tout récemment, dans une commune de la banlieue parisienne. Un journaliste de Charly Hebdo, qui la rapporte, aperçoit de loin quelqu’un qui s’agite devant une affiche. Il s’approche et découvre qu’un homme d’une trentaine d’années taillade au couteau l’image d’un bébé israélien enlevé le 7 octobre 2023 par des terroristes du Hamas. Il interpelle celui qui s’acharne sur la photo. « Que faites-vous ? » La réplique cingle : « Ça te regarde pas ». Le journaliste insiste : « C’est un bébé ! » Cette fois la réaction est virulente : « C’est pas un bébé, c’est un juif. » Le journaliste insiste. L’autre se retourne et le menace de son arme, tout en posant la question : « T’es juif ? » Non ! Le type reprend aussitôt son travail de destruction et crie : « Alors ça te regarde pas ! »
Il est bien sûr possible de se dire que l’individu en question est un sinistre crétin, qu’il est préférable de passer son chemin pour ne pas envenimer la situation, ou risquer sa vie. Après cet épisode, le journaliste a confié sa honte. Honte d’assister à un tel spectacle. Honte pour lui-même, de n’avoir pu y mettre fin. Honte tout simplement à l’idée qu’un tel comportement existe aujourd’hui. Cependant, au-delà de la répugnance qu’inspire cette histoire, elle suscite au moins trois réflexions.
Fait divers
Il s’agit de ce que l’on appelle dans le langage journalistique d’un « fait divers », c’est-à-dire un événement inclassable. A priori ne relevant ni du politique, ni de l’économique, ni du social, ni du religieux, ni du sportif, ni de l’environnemental ni de tout ce que l’on voudra. Et cependant, quelque chose nous dit qu’il pourrait bien se trouver au contraire à l’intersection de plusieurs domaines et révéler un état d’esprit, une atmosphère générale qui s’imprime dans certains cerveaux et qui conduit à un mimétisme haineux.
Romain Gary pensait que le nazisme n’avait pas été vaincu en 1945, pour la bonne raison qu’il résidait dans l’être humain. Manière de rappeler le verset 19 du chapitre 30 du Deutéronome : « J’ai donné la vie et la mort à l’intérieur de toi, le bonheur et le malheur, et tu choisiras la vie ». Le 7 octobre 2023 n’a pas seulement confirmé la remarque de l’écrivain, il a montré qu’il était possible d’être nazi en le proclamant avec arrogance à la face du monde. Là où les exécuteurs des basses œuvres d’Hitler s’efforçaient de dissimuler un tant soit peu leurs crimes, les assassins du Hamas l’ont assumé pleinement, avec fierté, allant jusqu’à propager sur les réseaux sociaux leurs méfaits enregistrés sur des caméras go-pro. Notre déchireur d’affiche arborait, lui aussi, un antisémitisme rageur et déterminé. L’action qui consiste à déchirer du papier révèle bien sûr le niveau mental de celui qui s’y emploie mais elle témoigne aussi de la symbolique de l’image dans les sociétés contemporaines. Dans certaines têtes, les détruire prépare la suppression de ceux qu’elles représentent.
Condamnation
Le mot « bébé » renvoie, généralement, à l’arrivée sur terre d’un être ignorant pratiquement tout du monde. C’est un futur tout à la fois vierge et rempli d’espérance. Un réservoir d’avenir. Le tout petit pourra devenir un enfant, un adolescent, un adulte, un vieillard, aimer, donner, inventer, créer, promouvoir des valeurs, apporter à la civilisation ou seulement s’y insérer. C’est un univers potentiel. C’est déjà un individu et cependant rien encore dans sa vie n’est arrêté une fois pour toutes. Du point de vue de l’agresseur – car c’est bien ainsi qu’il faut nommer celui qui s’attaque à la photo – ce n’est en aucun cas un avenir mais un être irrémédiablement condamné. C’est un juif, seulement un juif, définitivement un juif. Rien d’autre. A ce titre, dont le bébé ignore tout, il concentre en lui des générations qui remontent loin dans l’histoire, il en est le témoignage, la perpétuation, la preuve vivante enfin. Il est donc immédiatement coupable et doit disparaître.
Celui qui brandit sa lame ne s’attaque pas à un semblable en bas âge mais à un symbole. De quoi ? Allez donc savoir ! Lacérer une simple représentation n’est certes pas aussi terrible que les abominations accomplies par des membres du Hamas sur des êtres vivants mais cet acte les prolonge dans le domaine de l’imaginaire. D’après le journaliste, l’homme multipliait les frappes avec frénésie, comme les assaillants lors octobre 2023. Notre homme ne commettait pas, lui, un crime contre l’humanité mais contre son apparence. Car la photo en était le résumé. Et, sans s’en rendre compte le moindre instant, il se niait lui-même en tant qu’être humain.
Identitarisme
Le dialogue entre les deux protagonistes de ce « fait divers » témoigne d’une tendance de notre époque à réduire l’identité de quiconque à ses racines. Pour notre fanatique, un bébé juif n’est pas un être en devenir, comme n’importe quel bébé au monde, qu’il soit né en Afrique, en Asie, en Amérique, au Moyen Orient ou ailleurs, c’est une fois pour toutes, et seulement cela : un juif. Rien d’autre ne peut le définir à ses yeux. Avant même qu’il devienne quelqu’un, il se résume à l’une seulement des nombreuses composantes de tout être humain. L’univers mental de notre agresseur est formé d’identités définitivement établies par la naissance. Il n’est accordé aucun espoir au bébé, ni de renoncer au judaïsme, ni devenir effectivement juif par l’étude et la pratique, ni de s’élever par l’éducation et par la culture pour identifier ce qui le détermine à son insu, ni de reconnaître ses racines – sans s’y limiter – pour mieux s’affirmer dans la vie. Comme si l’identité d’une personne se résumait à l’histoire et à la géographie de ses origines. C’est là une remise en cause de l’idée d’unité du genre humain, c’est-à-dire de l’universalisme, concept qui préside aux destinées de la République.
Notre forcené incarne une tendance du monde actuel. Il est marqué par de ce « segmentarisme d’atmosphère »[1] qui caractérise aujourd’hui les différentes approches de la société que sont le wokisme, l’indigénisme, le l’intersectionalisme, sans parler du suprémacisme. Autant de conceptions suivant lesquelles tout individu est déterminé par son origine, sociale, culturelle, géographique, à quoi il ne peut se soustraire : catalogué, enfermé dans une catégorie, assigné pour ainsi dire à une résidence identitaire, il obéit à ses ascendances, qui conditionnent autant sa pensée que ses actions. Cette approche est tellement éloignée de la réalité que l’on pourrait refuser de lui accorder le moindre intérêt. Hélas, elle se propage de nos jours comme un feu de forêt, au nom des pesanteurs de l’histoire et de la force des particularismes.
Bien sûr, notre homme ne s’embarrasse pas de réflexions sur ce qui permet d’identifier une personne. Il la réduit à l’une de ses dimensions, qu’elle soit subie ou choisie, comme c’est le cas de la religion. Dans le cas présent, il rapporte le bébé à l’ensemble des juifs du monde, c’est-à-dire à une quinzaine de millions d’âmes vivant dans plus d’une centaine de pays (suivant la North America Jewish Data Bank), et qui ont peu de choses à voir entre elles : qu’y a-t-il de commun entre le footballer Johan Cruyff, Léon Trotski, Sigmund Freud et Benjamin Netanyahou ?
Sans qu’il s’en doute un instant, notre dangereux imbécile reprend à son compte les pires bêtises de la « cancel culture » et du décolonialisme, ce que révèle son apostrophe : « T’es juif ? non, alors ça te regarde pas ». Autrement dit, dans sa tête, l’appartenance est le seul critère recevable pour se préoccuper d’autrui. Les blancs aux blancs, les juifs aux juifs, les noirs aux noirs. Et certainement les délinquants de son espèce aux délinquants. C’était la technique nazie : confier à des repris de justice le soin de faire respecter leur ordre noir dans les camps.
Ce n’est pas seulement la photo d’un bébé juif qui a reçu des coups de couteau, c’est la République. Et l’humanité avec elle.
[1] J’emprunte l’image, par analogie, à ce que dit Gilles Kepel du djihadisme actuel.