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Envisagé à la va-vite, l’antisémitisme ne serait qu’un racisme dirigé contre les juifs. Cette définition est d’ailleurs celle proposée par le Petit Robert. Inutile de chercher ces deux termes dans la référence que constitue le grand Littré de 1875 : ni l’un ni l’autre n’étaient nés. « Antisémitisme » apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle[i]. Malgré son utilisation anachronique, il qualifie une posture fort ancienne qui a supplanté l’idée d’aversion. Quant à « racisme », il vient d’une erreur scientifique, celle d’une existence supposée de races au sein de l’espèce homo sapiens, niant ainsi l’unité du genre humain. Dans la mesure où ces deux attitudes révèlent de l’hostilité chez leurs tenants, et la mise en œuvre de discriminations chez les plus virulents d’entre eux, elles partagent à l’évidence certains aspects.

Similitudes et différences

Cependant, l’examen de leurs expressions révèle déjà des différences marquantes. Un raciste « n’aime pas » les Noirs, les Blancs, les Arabes et toute autre catégorie que le lecteur pourra trouver facilement. C’est pour lui assez simple : il rejette autrui pour sa couleur, son origine, sa culture, sa religion, son comportement ou toute autre différence qu’il juge condamnable. Il estime appartenir à un groupe détenant le droit de juger les autres et de se placer au-dessus d’eux, quels qu’en soient les prétextes.

La tâche d’un antisémite est plus ardue. Sans écarter les fables du raciste, il réunit dans le même ensemble une juive new-yorkaise assimilée adepte d’un judaïsme libéral et un ultra-orthodoxe de Mea-Shéarim, un avocat sépharade de Rabat et une actrice du théâtre yiddish de Cracovie, une pilote de l’aviation israélienne et un prêtre de l’époque du second Temple, une cinéaste allemande et un docker de Haïfa, une grand-mère falasha et un fripier de Transnistrie, un philosophe lituanien et une fille de la famille Sassoon de Shanghai, une universitaire française et un épicier de Smyrne, une esclave judéenne de l’empire romain et Sigmund Freud, une boutiquière de Tolède et un écrivain polonais, une violoncelliste ukrainienne et un barman canadien, une commerçante japonaise et un trader britannique, un boucher argentin et une biologiste soviétique, un horloger suisse et une cabaretière turque, une négociante de Bakou et le footballeur Johan Cruyff, un Trotski et une Rothschild.

Cette liste pourrait s’allonger en rappelant que des communautés juives, même réduites le plus souvent à moins de 500 âmes, vivent dans des pays aussi différents que le Suriname, Chypre, Malte, la Hongrie, l’Australie, l’Afrique du Sud, le Portugal, la Suède, la Tunisie, l’Algérie, les Bermudes, les Bahamas, Cuba, l’Iran, l’Uruguay, Curaçao, les Îles Vierges, la Bolivie, la République Dominicaine, le Brésil, le Pérou, le Venezuela, El Salvador, la Jamaïque, Porto Rico, Costa Rica, le Panama, le Guatemala, la Macédoine du Nord, la Slovénie, la Bosnie, le Monténégro, l’Arménie, le Kirghizistan, le Turkménistan, le Tadjikistan, le Congo, le Botswana, le Kenya, Madagascar, l’Indonésie, les Philippines, Taïwan, la Thaïlande, la Corée du Sud, la Namibie, le Nigéria, le Zimbabwe, le Yémen, l’île Maurice, l’Ethiopie, la Syrie ou l’Égypte[ii].

Face à une telle diversité diasporique, un antisémite ne s’embarrasse pourtant pas de contradictions et d’absurdités. Les juifs pour lui peuvent être tout à la fois riches ou pouilleux, dominateurs ou soumis, arrogants ou flatteurs, fiers ou fourbes, étrangers mais infiltrés, traîtres mais pleutres, minables mais influents, manipulateurs parce que tricheurs, disséminés parce que cosmopolites, voleurs parce que rapaces, cruels parce que sans cœur et pour couronner le tout, déicides.

L’antisémitisme est ainsi complexe, même si ses propagateurs n’en ont pas conscience et malgré des semblants que l’on pourrait confondre avec un racisme ordinaire.

Une antique aversion

Les premières traces d’une aversion dirigée contre les juifs sont repérables dans l’Antiquité. Le lecteur peut facilement trouver chez de nombreux auteurs Grecs (Diodore de Sicile, Lysimaque, Philostrate) ou Romains (Juvénal, Sénèque, Tacite) les manifestations d’un phénomène qui, tel un virus, s’amplifie à certaines époques, recule d’autres fois sans pourtant jamais disparaître, toujours prêt à rebondir comme on le constate depuis le 7 octobre 2023.

Il ne faudrait pas un conclure, hâtivement et faussement, que les juifs sont les premiers responsables de l’antipathie à leur égard, jugement courant chez un antisémite banal. Cela n’empêche cependant pas de chercher à identifier ce qui a pu déclencher de la répulsion, longtemps avant que l’antisémitisme ait atteint son rythme de croisière, si l’on peut s’exprimer ainsi, et que plus personne ne sache exactement d’où il vient et pourquoi.

Les Grecs et les Romains ne comprenaient pas pourquoi les juifs observaient des règles jugées par eux étranges. Les irritaient notamment leur condamnation des sacrifices humains en hommage à des idoles et en particulier l’immolation des premiers nés. Ainsi Tacite (58-120) écrit-il que « l’accroissement de la population est un de leurs soucis ; en effet c’est un sacrilège [chez eux] de tuer tout enfant qui vient en surnombre.[iii] » Il les estimait infréquentables. Pour le même auteur, Moïse « cherchant par-là à s’assurer à jamais l’empire sur cette nation [les Hébreux], lui donna des rites nouveaux en contraste complet avec ceux des hommes »[iv].

En réalité, cet auteur, et beaucoup d’autres, ne saisissait pas le pourquoi de pratiques opposées à celles des sociétés les plus civilisées de son temps. Il jugeait des actes quotidiens sans les rattacher à une pensée qui lui restait inaccessible, celle d’un nouveau mode d’être, d’un nouveau type de relation à soi et à autrui. De fait, sans mesurer cette rupture majeure introduite par Moïse, il est impossible de distinguer l’antisémitisme du racisme.

Révolution mentale

Le discours mosaïque s’adressait à tout le monde, bien au-delà des Hébreux, premiers destinataires d’une parole de nature universelle. Il ne s’agissait pas d’établir une religion mais de promouvoir un être humain capable de reconnaître en lui et en autrui le même principe d’humanité. Il n’était donc pas question d’exiger la croyance en une divinité mais d’inviter à un comportement respectant la dignité de tous les membres d’une société. L’ambition était de transformer le monde des hommes pour le rendre plus vivable. C’était là un projet grandiose inscrit dans un temps qui ne se compte pas. Dans cette perspective, il introduisit deux innovations majeures : la tétragramme et le Décalogue. Le premier, YHWH, entité indicible – et donc intraduisible – rompt radicalement avec le « polythéisme effréné » (l’image est de Freud) omniprésent à l’époque[v] ; le second pose les principes d’une éthique respectueuse de soi et d’autrui.

Nous peinons aujourd’hui à mesurer combien un telle révolution a dû déranger tous ceux qui en découvrirent le sens et, pour les plus sagaces d’entre eux, les implications. Pour des raisons trop longues à exposer ici, l’histoire a par exemple retenu que les juifs se prétendaient « élus ». C’est là un contresens d’autant plus désolant qu’il est parfaitement possible en hébreu biblique de parler d’un « peuple élu » (ham nivrah), alors que cette formulation ne se rencontre jamais dans l’ensemble de la Bible hébraïque. Il s’agit bien plutôt dans le texte de désigner le peuple Hébreu (et non les juifs, ce dernier mot n’apparaissant pas dans la Torah) comme capable de transformer sa relation au monde, à condition que chacun de ses membres produise un effort sur lui-même. En résumé, un peuple apte à s’élever jusqu’aux aspirations du Décalogue, conscient de ce devoir et décidé à le remplir, la tâche fût-elle immense. D’autant que le texte pousse très loin le travail à effectuer par tous, individuellement.

Confusion

Sur ce point, le Lévitique est implacable. Le verset 18 du chapitre 19 stipule : « Tu aimeras pour ton prochain ce que tu es intimement », connu dans une traduction peu satisfaisante : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Hillel l’avait explicité ainsi : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse. » Ce qui revient à dire que tu dois considérer autrui (« prochain » englobe l’ami et l’être humain en général, fût-il un ennemi) comme un autre toi-même. Autrement dit, il y en toi suffisamment d’étrangéité pour que tu accordes à l’autre la dignité que tu réclames pour toi-même. Ce qui entraîne que l’étranger n’est pas un vague lointain mais un extrême prochain, ou encore que l’identité se construit avec de l’altérité.

Cette prégnance d’autrui au cœur-même de la pensée mosaïque gêne quelque peu le raciste mais elle ébranle l’antisémite. Pour le premier, l’étranger reste une personne extérieure qu’il suffit de rejeter pour s’en débarrasser. Pour le second, c’est une menace insupportable dont il attribue la responsabilité au judaïsme, qu’incarnent à ses yeux chaque juive et chaque juif. Il ne saisit pas que son aversion ou sa haine, qu’il croit s’arrêter aux juifs, les dépasse largement. Pour la simple raison qu’il déteste dans le judaïsme ce que le mosaïsme y a déposé, sans s’en douter un instant.

Né longtemps après la mort de Moïse, très probablement sous Josias (souverain de Judée de -640 à -609) et affermi à Babylone durant l’exil (597-538 avant notre ère), le judaïsme s’est fait le premier champion de la vision mosaïque en reprenant à son compte l’essentiel de son éthique et en adoptant le monothéisme. Raison pour laquelle l’antisémitisme confond aisément les deux approches, sans voir que ce qu’il exècre dans le judaïsme n’est pas le monothéisme – chrétiens et musulmans ne le sont-ils pas ? – mais l’adhésion à des valeurs fondamentales : la responsabilité individuelle (les « tu » successifs du Décalogue), l’unité du genre humain (la Loi est la même pour tous, roi, maître, esclave, homme, femme), la priorité du devenir sur l’identité (primauté du futur dans l’ensemble du texte biblique) avec pour boussole la poursuite de la justice (« c’est la justice, la justice seule que tu dois rechercher… »). C’est tout cela que récuse l’antisémitisme et non pas seulement une croyance monothéiste, un rituel religieux ou des règles alimentaires. Ce pourquoi le mot « antisémite » introduit de la confusion et ne peut se réduire à un simple racisme antijuif. C’est plus profondément la mise en cause d’une éthique, celle adoptée par tout être humain respectueux de soi et d’autrui. Montaigne avait raison de penser que « la plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes.[vi] »

Condition humaine

Confronté à lui-même avec honnêteté, chaque être humain doit reconnaître à un moment ou à un autre qu’il existe en lui une part d’inconnu lui échappant. L’injonction gravée sur l’architrave du temple ionique d’Apollon à Delphes – Connais-toi toi-même – nous le rappelle et nous invite à un devenir que ne cesse de prescrire le texte biblique. C’est là, qu’on le veuille ou non, un déterminant de la condition humaine. Et c’est également une des principales dimensions du message mosaïque. Que chacune et chacun d’entre nous travaille à ne plus assassiner, à ne plus voler, à ne plus violer, à ne plus mentir, à reconnaître l’humanité qui est en nous et nous concourrons alors plus librement à l’avènement d’une société plus humaine. C’est ainsi que sur les piliers du mosaïsme se sont élaborées, tardivement, des sociétés propres à la démocratie, longtemps après les premières expériences grecques. Elles s’appuient, aujourd’hui plus encore que par le passé, sur les principes éthiques établis dans la Torah.

Que le tout premier dans l’histoire le judaïsme ait repris à son compte cette ambition n’implique pas que chaque juif en soit le dépositaire et l’exécutant, ni qu’il faille être juif pour en être le défenseur ou le promoteur. Ce serait retomber dans l’essentialisme.

Aussi, un antisémite ignore que son antipathie est dirigée vers ce qui a donné naissance au judaïsme et qu’il attribue exclusivement à celui-ci. Il hait ceux auxquels il impute ce que le mosaïsme a engendré au cours de l’histoire, non d’un seul coup, certes, mais pour en avoir été la semence : la responsabilité individuelle, la nécessité du dialogue, l’idée démocratique, la primauté de l’acte sur l’identité de naissance, l’affirmation de la vie, la perception de l’altérité en soi, le devoir de justice. De sorte que sa haine poursuit « le juif », cet être abstrait qui n’existe que dans son cerveau et auquel il attribue une difformité physique ou une marque d’infamie (chapeau pointu du concile de Latran, rouelle du pape Innocent III, étoile jaune du nazisme) pour l’ostraciser.

Le rejet d’autrui par un raciste lui permet de se camper dans sa certitude d’une supériorité. Un antisémite, quant à lui, s’imagine haïr les juifs alors que sa haine tombe sur toutes celles et sur tous ceux qui, juifs ou non, croient en l’être humain et en sa capacité à reconnaître dans autrui un semblable. Ce pourquoi il déteste aussi bien ceux qu’ils désigne « enjuivés » que ceux qui s’efforcent de s’élever à la hauteur de cette éthique. Il se croit victime d’une sorte d’ennemi interne, invisible mais présent partout, et il se pense atteint d’une maladie qui le rongerait de l’intérieur comme un cancer ou une vermine (termes employés par les nazis). Pour un raciste, c’est la différence avec l’Autre qui est en cause ; pour un antisémite, le principe même de l’altérité de chacun l’insupporte.

Décidément, l’antisémitisme n’est vraiment pas un racisme ordinaire.


[i] Une première apparition, isolée, en 1860 par l’Autrichien Moritz Steinschneider, juif lui-même, puis par Wilhelm Marr en 1879, un journaliste allemand pour qualifier son aversion des juifs.

[ii] Liste de pays fournie par le rapport annuel de le North America Jewish Data Bank.

[iii] Tacite, opus cité, p. 405-406. Léon Poliakof y voyait une source de grande animosité envers les juifs.

[iv] Histoires, Le Livre de poche, 1963, p. 404.

[v] Le concept du tétragramme étant intraduisible, le rendre par « Dieu » est une interprétation.

[vi] Essais, Livre II, Chapitre XII.