La France n’est pas simplement ouverte sur le monde, le monde est lui-même entré en force dans la France: l’extérieur agit comme une sorte de levier introduit sous notre vieux pays et touche à l’ensemble de ses composantes, économiques bien sûr, mais aussi politiques et culturelles. Simultanément, les français doutent. Inquiets, ils s’interrogent: à s’exposer toujours davantage aux vents de l’internationalisation, ne finit-on pas par perdre son âme? Devant notre impuissance à nous libérer d’un chômage indomptable, ne faut-il pas remettre en cause notre ouverture grandissante sur le monde? Face au déclin de notre influence, ne faut-il pas nous replier sur nos traditions? Confrontés au triomphe de l’économie de marché, ne devons-nous pas sauvegarder notre singularité en refusant la règle commune?
Ces questions simples révèlent une ambiguïté. Peut-on raisonner ainsi quand on sait qu’un emploi sur quatre est en France lié à l’exportation? Croire que le repli sur soi réglerait nos difficultés revient à reporter la responsabilité de nos déboires sur les autres. Cette attitude est d’ailleurs fréquente chez nous et la prétendue déloyauté de l’adversaire est une sorte d’argument réflexe. D’Azincourt à la Débacle de 1940, du Plan Calcul à Concorde, nous retrouvons la même réaction: non seulement l’adversaire ne nous avait pas averti du type d’arme qu’il allait employer, mais encore contestons-nous qu’il ait pu acquérir sa supériorité par ses propres efforts. Ainsi nous collent à la peau deux thèmes récurrents de notre histoire, le retard et la trahison. Pourtant, si la globalisation produit des effets négatifs en France plus qu’ailleurs, qui faut-il incriminer: l’ensemble du monde, ou nous-mêmes? Inventeurs de la maxime, nous nous croyons une exception et nous attendons du monde entier (que nous reconnaissons tacitement et par contre-coup être la règle) qu’il entérine cette conviction. Or, si nous sommes exceptionnels, c’est à la manière dont chacun peut toujours dire: je suis unique – comme tout le monde!
Quelle est donc la nature de notre choix? Il ne s’agit plus d’ouverture ou de fermeture, mais du type d’ouverture adoptée: entrons-nous dans l’avenir positivement ou à reculons? « Quand on ne peut changer le monde, il faut changer ses rêves » pensait Blaise Pascal. Changeons donc de rêves, et projetons-nous un instant dans ce que pourrait être d’ici quelques années une nouvelle France mondialisée.
Soumis à ce qu’ils ont toujours désigné comme des « contraintes extérieures » (expression sans égal dans d’autres langues), les français se sont adaptés: au lieu de s’arc-bouter sur leurs acquis, ils se sont acharnés à engendrer de nouvelles activités, ont gagné de puissantes positions internationales. Tous maintenant ils parlent trois langues, dont évidemment l’anglais, et, grâce à cela, ils peuvent promouvoir avec talent leur culture nationale, la faire découvrir aux autres sans exiger d’eux qu’ils parlent le français. Ayant compris que le succès ne relève pas de la génétique, les français ont modifié leur système éducatif, qui repose désormais sur deux piliers: le travail par objectifs et le développement des compétences en commun. Les jeunes français, rompus à ces méthodes nouvelles pour eux, sont dorénavant parmi les plus demandés dans le monde, car ils ajoutent à ces qualités reconnues internationalement une culture de l’universel qui fait leur singularité. Pour l’avoir compris, la France a cessé d’être considérée comme une exception dans un sens négatif. On ne compte plus les grandes entreprises qui cherchent à s’installer dans l’Héxagone. Non seulement les charges sociales y sont approximativement au même niveau qu’ailleurs, mais surtout la conscience professionnelle bien connue des français et la qualité de leur travail sont maintenant des atouts décisifs dans la concurrence internationale. Le pays ayant réalisé que la compétition mondiale se joue d’abord localement, il s’est transformé en l’un des lieux les plus attractifs du monde. La lutte contre les nuisances et l’insécurité dans les banlieues ont eu raison des sceptiques: la cohésion sociale française est bien une réalité. Certes, une partie de la population est demeurée un temps exclue de cette transformation radicale de notre société, mais un mécanisme nouveau a joué: au lieu de se plaindre du gouvernement et de l’Etat, chaque français a estimé que la démocratie imposait la co-responsabilité et la solidarité. On a vu des salariés syndiqués refuser de faire grève par solidarité avec les exclus et des fonctionnaires réclamer le changement de leur statut par souci d’égalité, tandis que des entreprises distribuaient une part importante de leurs bénéfices à leurs employés.
Il va de soi qu’on s’est interrogé sur les causes d’une telle métamorphose. Certains ont mis en avant les propos courageux de certains dirigeants qui ont clairement annoncé la couleur aux français, même si ce fut parfois maladroitement, et qui les ont appelés à se battre debout. D’autres ont considéré que l’appartenance à une Europe fédérale à monnaie unique et à taille mondiale avait joué un grand rôle en réveillant une fierté nationale disposée à être aux premières loges d’une nouvelle histoire. D’autres ont souligné qu’en négociant plus vigoureusement avec l’Allemagne, le pays s’était débarrassé d’un vieux complexe et avait réduit très sensiblement sa germano-dépendance. D’autres encore ont constaté que les élites avaient enfin mesuré que la solidarité de la performance l’emportait sur celle des diplômes, et que les faits s’imposaient aux beaux raisonnements. Certains humoristes, reprenant le mot de Mirabeau à Louis xvi, estimèrent qu’après avoir vu où l’avait menée les bons esprits, la France n’avait pas jugé inutile d’essayer aussi les « mauvais ».
Ce tableau ne relève pas du pur imaginaire: il exprime l’idée que si notre pays poursuit son évolution actuelle, et que, contre vents et marées, il effectue sa mutation, il restera prospère. Cela sera-t-il vraiment possible? On peut raisonnablement le croire, parce que de tous les grands pays, la France est sans doute celui qui a la plus forte capacité de réaction sous contrainte, et que c’est précisément là son principal atout, aujourd’hui comme hier. Le Marché commun donna en 1959 l’impulsion initial en ouvrant les frontières, en orientant l’économie française vers des voisins riches et avides de développement; le Serpent monétaire européen confirmait en 1973 l’arrimage de la France à l’Europe, et inaugurait une logique du garde-fou monétaire qui dure toujours; la participation au Système monétaire européen validait ce lien étroit en 1979. Malgré des hésitations et la tentation du retour à une après les déboires de la relance économique de 1981, le cap européen de notre pays était maintenu en 1983 et la politique actuelle, à l’évidence, ne rompt pas avec cette tradition. Autant de chocs qui n’ont pas tué le pays, mais qui l’ont au contraire stimulé.
Conservons donc à l’esprit l’intelligence de notre histoire: le plus souvent incapables d’anticiper, notre vitesse d’adaptation est en revanche élevée quand nous n’avons pas le choix – et nous n’avons plus le choix. Le mouvement imaginé plus haut n’était pas utopique, loin de là. Si l’on veut bien prendre un peu de recul, c’est bien celui que nous vivons pour partie: notre pays connaît depuis plusieurs décennies une double transition qui le conduit vers une démocratie réelle et vers l’économie de marché. Notre marche vers la démocratie se repère aux changements dans les rapports entre la justice et l’exécutif, malgré quelques contre-exemples, au « gouvernement d’entreprise » qui fait entrer – certes encore timidement – plus de démocratie dans les conseils d’administration, ou encore au rôle grandissant d’institutions de référence comme le Conseil constitutionnel. Quant à l’économie de marché, elle s’installe dans nos mœurs à travers la liberté des mouvements de capitaux, des privatisations ou encore le développement de la concurrence. Restituée dans cette perspective, la question posée plus haut appelle une réponse tranchée: non seulement nous ne perdons pas notre identité en nous ouvrant toujours plus, mais c’est notre seule chance de retrouver un devenir.