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Pour la première fois depuis cinquante ans, l’Europe s’en engagée sciemment dans une guerre sur son sol. Pour ceux qui croyaient aux vertus pacifiques des échanges économiques, est-ce un échec grave? Sommes-nous confrontés à un stupide retour de l’histoire? Le conflit actuel ressemble-t-il à ceux qui ont hanté notre Continent pendant des siècles et dont aucun protagoniste n’est jamais sorti durablement renforcé? Vivons-nous la fin d’un rêve fou?

Malgré les apparences, malgré la tuerie actuelle, la guerre avec la Serbie sonne le premier acte politique majeur d’une nouvelle Europe. Cette dernière cesse enfin de se retrancher derrière une espèce de lâche neutralité nourrie par la logique de l’économie triomphante. Elle change de registre. Une préoccupation politique et morale vient de s’imposer, celle du devoir d’ingérence. Le phénomène est suffisamment nouveau dans notre paysage quotidien pour être souligné.

Dans l’histoire, l’économique et le politique sont le plus souvent restés enchevêtrés ou confondus. Les princes et les peuples en leur pouvoir n’ont cessé, à travers les siècles, de se battre pour imposer leur domination. Celle-ci s’alimentait à deux sources complémentaires. La première, d’ordre éthique, fondait la prétention à soumettre autrui, à le réduire en servitude, à lui imposer la loi du plus fort. La seconde, de nature économique, visait à s’approprier des richesses par la force. Il fallait prendre aux autres pour redistribuer aux siens, mais aussi et peut-être surtout pour assurer la gloire et le rayonnement du souverain. La guerre et l’économie étaient indissociables, car l’une entretenait l’autre. Le butin formait ainsi tout à la fois le contenu des richesses et le signe de la puissance.

L’irruption du capitalisme sur la scène universelle a quelque peu modifié cette configuration. Si le négociant a d’abord marché dans les traces du guerrier, la promotion de la paix civile par le commerce a contribué progressivement à séparer les visées politiques des aspirations directement économiques. Et si le développement historique des transactions marchandes n’a pas spontanément mis fin aux confrontations belliqueuses, l’économie peu à peu a cessé d’être la cause des guerres. Au point que beaucoup ont fini par penser que la croissance du PIB pouvait tenir de politique.

Les conflits successifs dans les Balkans, depuis le début des années 90, démontrent amplement que la guerre n’a pas l’économie pour fondement. Faut-il rappeler l’absence du pétrole dans les conflits successifs, qu’il s’agisse de la Bosnie, de la Croatie ou du Kosovo. Des hommes massacrent d’autres hommes simplement parce qu’ils n’ont pas la même religion, la même histoire, les mêmes croyances, les mêmes racines. Saddam Hussein croyait peut-être encore qu’une expédition guerrière lui procurerait des richesses, des devises, bref un avantage matériel. Milosevic n’est pas victime de cette confusion archaïque. Le point de vue économique ne joue aucun rôle dans le processus de destruction programmée des peuples qui heurtent son mythe nationaliste.

Le monde a profondément changé en une décennie, et on ne voit pas comment l’Europe aurait pu longtemps encore n’en pas tenir compte. Au sortir de la seconde Guerre mondiale, le Vieux continent constituait une sorte de joint de dilatation entre les Etats-Unis et l’URSS. Une certaine Europe a pu ainsi croître à l’ombre de la coexistence pacifique, comme dans un interstice. Bien sûr, dès le Traité de Rome, on envisageait une entité politique, mais c’était pour plus tard, dans un lointain avenir dont on discernait mal les contours. Il n’était pas question de promouvoir d’emblée cette Europe là, ce qui aurait sans doute plus gêné les américains que les soviétiques. Il était donc souhaitable qu’elle n’eût pas trop d’ambition politique et qu’elle acquît, en revanche, une stature économique significative. Ce modèle a correctement fonctionné pendant quarante ans. Il est désormais caduc. Aujourd’hui, les européens n’ignorent pas que malgré ses aspirations, ses réalisations, sa force économique grandissante, son contenu politique latent, l’Europe demeurait jusqu’à présent plus potentielle que réelle. L’intervention en Yougoslavie marque un basculement décisif.

Deux mouvements se télescopent en fait sous nos yeux. L’un, fondé sur l’économie, proclame que la paix représente une condition nécessaire au bonheur et à l’élévation du niveau de vie des populations. L’autre, attaché aux racines profondes et obscures de l’histoire – et de l’inconscient – stigmatise la différence et ne s’appuie que sur l’intolérance. Le premier a consacré en cinquante ans le renouveau européen. Le second repose sur un postulat éthique contraire aux acquis encore fragiles de la conscience moderne. Que l’économie contemporaine ait servi de support au premier en enseignant qu’autrui n’est pas une proie, mais un consommateur en puissance, n’a manifestement pas suffi. Il fallait d’ailleurs s’y attendre, car le commerce n’a besoin de la liberté que par intérêt.

Le sinistre concept de « purification ethnique » se moque donc de notre mythe marqué au sceau de l’économie et relève d’un engagement éthique fondamentalement différent : l’autre doit être éliminé. C’est là nier deux valeurs profondes d’une conscience européenne – et mondiale – émergente. Pour elle, non seulement l’autre est un partenaire, un concurrent, un adversaire, jamais un ennemi, mais, conformément aux attentes de l’économie de marché, elle a entériné l’idée que la guerre appauvrit et que la paix enrichit. Cette inversion de l’histoire était une condition nécessaire mais insuffisante à l’éradication de la guerre. Milosevic, quant à lui, a franchi le Rubicon. Il a ainsi confronté l’Europe à la question centrale qu’elle n’a jamais abordée franchement depuis sa naissance après la seconde Guerre mondiale : l’économie seule peut-elle proposer une éthique? Suffit-il d’accumuler des biens et de multiplier les échanges entre les hommes pour faire le bonheur des peuples? En d’autres termes, la croissance et le développement peuvent-ils se substituer à un projet politique? L’implication militaire actuelle est une réponse dépourvue d’ambiguïté. Elle montre que l’économie a enfin cessé dans les faits de gouverner la pensée politique de l’Union.

Au-delà des polémiques sur le degré de préparation de l’OTAN, sur l’opportunité d’envoyer des troupes dans les Balkans, sur la durée des bombardements, sur les risques d’embrasement de la région ou sur les conséquences humanitaires, ce qui se déroule sous nos yeux revêt une grande signification historique. Malgré sa faiblesse militaire qui l’oblige à s’appuyer sur les Etats-Unis, l’Europe commence véritablement d’exister, puisqu’elle ne s’est pas retranchée derrière son havre de paix économique pour rester neutre dans un drame qui remet en cause les fondements même de ses valeurs. Il lui reste maintenant à faire naître du désastre actuel la plus difficile mais aussi la plus durable des paix, la paix sans vaincus.