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Sans jamais le laisser entendre, ni le revendiquer, ni le proclamer, le texte biblique est immergé dans le futur, au point que le lecteur ne le remarque même plus. Or, à l’époque où cette pensée fait irruption sur la scène générale, l’avenir existe, bien sûr, mais il n’occupe en rien les esprits, bien trop accaparés par les contraintes quotidiennes. Dans des sociétés violentes, cruelles, sanguinaires, l’idée de se projeter vers un monde meilleur ne s’impose pas d’évidence. Certes, le roi égyptien Chety (vers -2100) recommandait à son fils Mérykarê de ne pas tuer pour mieux régner, mais c’était seulement dans le but de s’éviter des ennuis, non pour construire la paix et la justice ; certes encore, l’épilogue du Code d’Hammourabi (vers -1750) voulait conserver la parole de ce monarque afin de la transporter à travers les âges et ne pas en altérer la nature, « pour le bien-être futur de l’humanité » ; mais avec la Bible s’ouvre une ère nouvelle.

Peut-être parce que l’hébreu ne connaît que deux temps fondamentaux, l’inaccompli et l’accompli, cette structure grammaticale souligne le caractère concret des prescriptions d’ordre éthique exposées dans la Torah, mais aussi la nécessité de penser au-delà du présent, sans jamais mépriser ce dernier. Emmanuel Levinas notait à juste titre dans que « la Bible ne commence pas dans le vide la construction d’une cité idéale » mais qu’elle propose de modifier la difficile condition humaine par des actes appropriés. Autrement dit, de changer le monde. D’accomplir cette ambition. Aussi pouvons-nous lire ce texte, en regard de ce dessein, comme une sorte d’exercice spirituel pour atteindre non seulement une « terre promise », mais une hauteur morale authentique.

De là l’idée majeure, dont l’influence sera considérable sur la raison occidentale, d’un temps orienté. Trois innovations bibliques en témoignent de façon explicite : le commencement, le shabbat et le Messie.

Le premier mot de la Torah, Bereshit, ne se laisse pas traduire facilement. « Au commencement » est la formulation courante. Celle-ci occulte cependant le fait majeur : l’idée-même qu’il y eut un commencement. C’est pourquoi André Chouraqui propose « Entête », c’est-à-dire ce qui est tout à la fois au début d’un texte et dans l’esprit d’Elohîm, tandis qu’André Neher préférait « En un commencement », soulignant par-là qu’un commencement humain a eu lieu à un moment donné. Dans tous les cas de figure, l’idée-même de commencement n’est pas une donnée factuelle mais une invention de l’esprit. Dès qu’elle s’impose, il est possible d’affirmer, avec Edmond Jabès, « qu’au commencement était le futur ». Autrement dit, le temps s’écoule et l’être humain peut conquérir le devenir. S’inaugure ainsi l’acceptation d’un déroulement temporel qui démarque la pensée hébraïque de toutes les visions archaïques, lesquelles répètent indéfiniment le cycle des origines.

Dès la Genèse (2/3), le shabbat vient rythmer ce temps. Sans lui, la succession des jours et des nuits n’aurait de sens qu’astronomique, liée à la rotation de la terre autour du soleil ; avec lui, le temps phénoménal devient possiblement événementiel, c’est-à-dire humain. Le futur peut acquérir de la consistance en rompant avec les éternelles itérations. Chaque shabbat constitue ainsi un commencement, au cœur-même de la répétitivité.

Le Messie atteste également cette orientation que la pensée hébraïque assigne au temps. Le terme apparaît au chapitre 29 de l’Exode, verset 7. Il est alors question du frère aîné de Moïse, Aaron, qui sera le premier grand-prêtre des Hébreux. Au départ, est « messie » celui qui est « oint d’huile d’olive », et investi d’un mission importante. Plus tard, les Grecs surnommeront le bénéficiaire « christos ». L’Exode, les Juges et Samuel 1 évoquent des messies, mais c’est dans Isaïe qu’un messager porteur d’avenir est le plus développé. Ce qui a donné naissance à la notion de messianisme, d’une personnage incarnant la fin de l’histoire. La multiplication des faux-messies au cours des siècles n’a pas découragé les esprits habités par cette idée, lesquels ont toujours refusé de traduire Messie par « à-venir ».

Ainsi, les jours de la Bible ne sont pas droits, mais penchés. Inclinés vers un avenir qui fuit à mesure que l’on croit s’en rapprocher, certes, mais qui assigne à l’être humain arrivant au monde d’œuvrer à l’amélioration du présent. Que le futur imprègne le texte biblique, qu’il en façonne la structure intime ne se repère pas seulement au shabbat et au Messie, qui en sont les manifestations les plus apparentes, mais aussi dans les termes mêmes qui en rendent compte, comme Torah, dans le destin des trois patriarches ou dans les patronymes de ses protagonistes essentiels.

Cette dernière a la même racine que les verbes léhorot, « enseigner », et laharot (h, r, h), « concevoir », « être enceinte ». La deuxième personne du singulier au futur du premier, « tu enseigneras », donne en hébreu toreh. La Torah est d’emblée une forme future. Elle est pour ainsi dire grosse des améliorations de la vie quotidienne dont elle promeut la mise en œuvre.

Le nom du premier des patriarches, Abram, n’incorpore pas la notion de futur, mais le sens de sa vie atteste cette présence. Il gagne un h tardivement, à l’âge de 89 ans (Genèse, 17/5) en devenant Abraham, consonne qui le transforme en « père des multitudes ». C’est l’aboutissement d’un processus entamé 14 ans plutôt, quand cet homme quitta sa ville natale en Mésopotamie. Il est gagné par la nécessité de bouger, de changer d’air, non pour aller se promener, mais pour rompre avec son temps. Il ne s’agit pas seulement pour lui de partir en voyage, d’aller vers de nouveaux horizons, mais de partir en soi, d’être mis en marche, de s’engager soi-même. Abraham, simple fils d’idolâtre, enclenche le mouvement qui, peu à peu, se traduira par la construction d’une éthique nouvelle, dans laquelle, notamment, les sacrifices humains disparaîtront. Dans un texte où le nom attribué à un enfant entre en correspondance avec son avenir, le futur imprègne dès le départ les deux autres patriarches : Isaac, qui en hébreu se dit Ytzhak (« il rira »), ou Jacob, dont le nom hébraïque Yaakov, « il suivra », devient Israël, « il gouvernera avec Elohîm ».

D’autres protagonistes de la Bible incorporent tout autant le futur dans leur patronyme : Joseph, Yossef, « il ajoutera », qui vient du verbe léhosif, « ajouter », ainsi nommé par Rachel, l’épouse de Jacob, parce qu’il fut le signe pour elle d’un enfant supplémentaire. Josué, le successeur de Moïse, Yéhochou’a en hébreu, « il délivrera », ce qui concorde avec sa conduite du peuple hébreu en Canaan, tout juste après la mort de Moïse, qui disparaît sans voir pénétré en « terre promise ». Juda, Yéhoudah, « il remerciera », qui vient du verbe léhodot, « remercier », « reconnaître » dans le sens d’avoir de la reconnaissance, parce que sa mère Léa, la première femme de Jacob – lequel épousa ensuite sa sœur cadette, Rachel –, déclara au moment de sa naissance « Pour le coup, je rends grâce à YHWH ». Elle croyait ainsi s’attacher son mari, qui ne pensait qu’à Rachel. Les prophètes Isaïe, Yéchiyahou, « Il sauvera », Jérémie Yirmiyahou, « il mettra haut », Ezéchiel, Yéhzek’el, « El(ohîm) renforcera ». Le roi Josias, Yoshiyahou, « il sera un homme », et ainsi de suite.

De même qu’en français la syllabe ra est le signe du futur, il partira, il sera, il parlera, il se signale en hébreu, au singulier comme au pluriel, par un yud (y) en première lettre : « il partira », yélèkh, « il sera », yhiéh, il parlera, yédaber. Les dénominations de tous les personnages ci-dessus possédant un yud (ou yod) initial, ils sont marqués au sceau du futur. Mais il y a plus.

YHWH, le tétragramme, l’expression indicible de l’Elohîm d’Israël, commence lui-même par un yud. Cette spécificité, qui semble n’avoir pas assez retenu l’attention, se trouve redoublée par la façon dont Moïse se prépare à demander aux Hébreux retenus en servitude de l’écouter. A l’époque, tout meneur d’homme se doit de parler au nom de la puissance céleste qui l’envoie. Que dire si, à n’en pas douter, le peuple lui réclame cette précision ? L’Exode (3/14) fournit une réponse qui n’a aucune des apparences d’un patronyme divin : « Ainsi parleras-tu aux enfants d’Israël : Je serai m’a délégué auprès de vous. » Déclaration inouïe, au sens propre de cet adjectif. Le futur n’était pas seulement une exigence appelant chacune et chacun à se dépasser, il instaurait sa présence au cœur-même du monothéisme et du judaïsme. Une révolution dans l’univers de la pensée.