Un vieux proverbe provençal affirme que « les hommes font les lois et les femmes font les mœurs. » De cette vision, quelque peu manichéenne, il faut surtout retenir la distinction entre loi et mœurs. La première, dans son sens juridique, est une « prescription émanant de l’autorité souveraine dans une société donnée et entraînant pour tous les individus l’obligation de s’y soumettre sous peine de sanctions.[i] » Les secondes sont moins faciles à définir. Il s’agit d’habitudes, de coutumes, de comportements quotidiens relatifs à une vision morale. Elles renvoient sans conteste à la pratique, à la vie de tous les jours, mais aussi à l’état d’esprit d’une population.
Dans sa vingt-quatrième Ode, Horace écrivait : « Que sont les lois sans les mœurs, que sont les mœurs sans les lois ? » C’est dire que 50 ans après la loi de 1972 contre le racisme et toute incitation à la haine, la question explorée dans cet article n’est pas nouvelle.
Pour analyser la relation entre une règle stricte – la loi – et une atmosphère mentale, la notion de « mœurs » paraît aujourd’hui moins efficace que celle de « conscience sociale ». Cette dernière ressortit au jugement plus ou moins élaboré qu’une population porte sur une grande question d’ordre éthique : peine de mort, euthanasie, interruption volontaire de grossesse, parité femmes-hommes, mariage pour tous, procréation médicale assistée, gestation pour autrui, racisme, antisémitisme.
Les lignes qui suivent s’interrogent sur l’articulation entre ces deux puissances, loi et conscience sociale : de quelle façon la première influence-t-elle les idées générales en cours ? Comment, de son côté, la seconde influe-t-elle sur la législation ? Laquelle des deux faut-il privilégier ?
L’expression des valeurs
Jules César, dans La Guerre en Gaule, mentionne la versatilité des Gaulois. Est-ce pour compenser l’instabilité du caractère national que leurs descendants, marqués par leur origine, ont toujours eu le souci d’établir des règles définitives, indépendantes des circonstances, attribuant à la loi un pouvoir supérieur absolu ? De fait, la France multiplie les textes juridiques sans leur attribuer une durée de vie initiale après laquelle un examen de leur impact serait nécessaire. L’empilement n’est sans doute pas recherché, mais il se constitue au fil des années, sans qu’un toilettage régulier s’impose.
L’obligation de parité entre les femmes et les hommes compte parmi les exemples qui ont incontestablement permis aux femmes de moins se heurter à certains plafonds de verres, même si la route est encore longue pour aboutir à l’égalité. Les dispositions légales du 6 juin 2000 ont ainsi concouru à favoriser l’égal accès des deux sexes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. Semblablement, la loi portée par Robert Badinter et votée en 1981 contre la peine de mort a modifié sensiblement une opinion publique opposée à cette mesure au moment de l’élection à la présidence de la République de François Mitterrand.
Dans plusieurs domaines, le processus décrit à l’instant est inversé. Ce n’est plus la loi qui imprime le mouvement mais la conscience sociale.
Si le législateur a autorisé la procréation médicale assistée (loi de 1994), il a imposé des conditions restrictives, notamment médicales, qui n’ont été levées que tout récemment (29 septembre 2021), la rendant légale pour toutes les femmes, qu’elles soient hétérosexuelles, homosexuelles ou monoparentales. Cette mutation est due, pour une bonne part, à l’état nouveau de la conscience sociale. Dans un genre différent, mais avec la même évolution, l’interruption volontaire de grossesse, limitée au moment de son autorisation légale en 1975 sous l’impulsion de la ministre de la Santé de l’époque, Simone Veil, n’a cessé d’être assouplie.
Encore punie de mort avant 1791, l’homosexualité est totalement dépénalisée en 1982, si les relations s’effectuent à un âge supérieur à la « majorité sexuelle », fixée à 15 ans. Sous l’impulsion de l’opinion publique, la loi glisse peu à peu ici de la répression vers une logique de protection contre l’homophobie. De la même manière, c’est la conscience sociale qui souhaite, dans un premier temps, le Pacte civique de solidarité (PACS) puis, dans un second temps, le « mariage pour tous ». Dans les deux cas, la loi n’a fait que s’adapter aux aspirations plus ou bien formulées par le corps social.
Dans ces différents exemples, la loi exprime plus qu’elle ne réprime. Elle édicte une règle qui commande à l’évolution de la société. Elle anticipe celle-ci ou elle promeut un changement espéré au nom de valeurs morales.
Répression des actes
Dès qu’il s’agit de crimes ou de fautes graves, il ne peut plus être question d’énoncer une volonté ou d’émettre un vœu mais de punir, même si la loi ne détient plus le monopole de la punition. Le procès d’Outreau (agressions sexuelles sur mineurs entre 1997 et 2000), par exemple, a montré combien la sanction médiatique l’emportait parfois, immédiatement, avec un effet de propagation redoutable, sur la condamnation judiciaire. Constat courant aujourd’hui pour les procès touchant le personnel politique, auquel magistrats et opinion ne pardonnent à peu près rien, en oubliant souvent la présomption d’innocence.
Dans la foulée de la philosophie des Lumières, la loi s’est imposée comme principale source du droit, ce que contestait Montesquieu, lequel tenait à la distinction entre celle-ci et ce que nous avons appeléla conscience sociale. De nos jours, celle-ci influe considérablement sur la jurisprudence et devient une sorte de compensateur, dans un sens ou dans l’autre. A une époque de remise en cause des institutions par une partie de la population et face à un individualisme qui gagne de plus en plus toutes les couches de la société, la loi ne semble plus embrayer sur certains comportements. Pourrait-elle suffire, par exemple, à limiter ou à freiner les penchants sexuels de l’individu ? Est-elle apte à combattre efficacement le racisme et l’antisémitisme dont les dernières années ont vu la résurgence ? Ces deux fléaux sont-ils mieux contenus par la loi aujourd’hui qu’hier ? La réponse n’est pas évidente. Quel est l’impact réel sur les esprits de la loi contre le racisme ? Certes, il est possible de poursuivre en justice ceux dont les discours propagent une pensée raciste ou antisémite, et d’ainsi sans doute limiter la diffusion auprès d’esprits faibles, réceptacles des idées les plus condamnables, mais est-on certain d’avoir ainsi changé profondément la donne ?
La raison et l’impulsion
Est-il possible de lutter rationnellement contre le déchaînement émotif ? D’un côté, l’énoncé d’une rationalité ; de l’autre, des actes ou des paroles inspirés par des débordements où le comportement animal a plus à voir que la réflexion. Le criminel n’étudie pas le code pénal avant de tuer, de même que le pédophile n’envisage pas sa punition avant de donner libre cours à sa pulsion. Aucune loi n’est absolument dissuasive.
Dans le domaine du racisme et de l’antisémitisme, une loi peut freiner – il faudrait quantifier les effets de celle de 1972, elle ne peut pas éradiquer.
Un exemple nourrit la réflexion dans ce sens. Quand l’historien Jules Isaac se rend auprès du pape Jean XXIII, il dispose d’une vingtaine de minutes pour convaincre le Saint Père. Aussi distingue-t-il d’emblée deux sortes d’antisémitisme : le contemporain des nazis et celui de l’Antiquité, d’un côté, celui qui siège pour ainsi dire au cœur même du christianisme, de l’autre. Les deux premiers, précise-t-il, sont dépourvus de consistance, dans la mesure où aucun raisonnement n’a prise sur eux. Ce n’est pas le cas pour le troisième, qui trouvait son fondement dans le catéchisme-même, notamment par l’expression de perfidus judaïcus, le juif perfide, désigné comme déicide. A l’issue de l’audience, le visiteur demande au pape s’il peut repartir avec un peu d’espoir. Jean XXIII répond qu’il lui est dû bien plus que de l’espoir. Vatican 2 (1962-1965) réforme la catéchèse et, parmi bien d’autres mesures, supprime la mention incriminée. En quelques générations, malgré des oppositions ou des à-coups, les esprits ont intégré la nouvelle donne : les relations entre catholiques et juifs se sont grandement améliorées. Pas de loi ici, mais une mesure qui relève plus de l’éducation des esprits.
En définitive, la conscience sociale peut évoluer sans la loi, on vient de le voir, et la loi peut freiner les errements de la conscience sociale. Trouver un équilibre entre ces deux poids lourds, pour qu’il se soutiennent mutuellement, est le grand pari d’aujourd’hui.
[i] Trésor de la langue française informatisée (TLFi)