Les deux chemins
Fonder l’universalisme peut emprunter deux démarches. L’une prétend l’établir d’emblée au niveau général – c’est une voie totalitaire ; l’autre ambitionne de l’atteindre à partir du comportement individuel – c’est la voie royale.
Dès qu’une objection apparaît à l’encontre d’un principe qui se prétend universel, celui-ci se brise aussitôt. Il en découle qu’une opinion ou une conviction, religieuse ou morale notamment, même largement partagée, imposée a priori par qui que ce soit, ne peut prétendre à l’universalité. Ainsi en est-il de l’adjectif « catholique ». Ce mot vient du grec katholikos, qui veut dire « universel ». C’est une contradiction en soi. L’universel exige l’incontestable. Cela n’entraîne pas qu’il s’affirme d’emblée mais qu’il est possible de l’invoquer pour en imposer le respect, notamment par la loi.
Il ne faut donc pas partir du global pour aboutir à l’universel mais en sens inverse, du moi individuel, ce qui est contre-intuitif. Cette logique est inconcevable dans des sociétés où les êtres humains sont de simples rouages soumis par la contrainte à un pouvoir absolu. Elle ne peut être suivie que dans une société où l’individu est affranchi de ces liens et libéré de toutes les attaches qu’il n’a pas choisies. Il n’est plus alors question de déclarer l’universalité de telle ou telle disposition, mais d’y aspirer librement. La puissance et la légitimité de l’universel viennent de son intériorisation volontaire par tout être humain. Il ne peut pas découler d’un rapport de forces.
Partir de soi.
Entre la fin du premier siècle avant JC et le tout début du premier de notre ère, un non juif vint trouver un des grands sages d’Israël, Shammaï, pour lui demander de lui enseigner sa doctrine, tandis qu’il se tiendrait sur un pied, c’est-à-dire en fort peu de temps. Le savant le chassa en lui lançant qu’il fallait des années d’étude pour pénétrer l’essence du judaïsme. L’homme se tourna donc vers un autre sage réputé, Hillel, et lui posa la même question. Ce dernier répondit avec bienveillance, en reprenant un passage fameux de la Torah, le verset 18 du chapitre 19 du Lévitique, ordinairement traduit ainsi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Hillel présenta positivement cette prescription : « Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, ne l’inflige pas à autrui ». Il ajouta qu’il fallait, à partir de là, étudier pendant de longues années pour pénétrer l’essence du judaïsme. Cette simple phrase de Hillel établit l’assise du premier universalisme concevable, qui, dans le même temps, inaugure une éthique humaniste, à partir du texte biblique, même si en regard de l’époque ces termes sont anachroniques.
De fait, aucun voleur ne peut vouloir être volé lui-même. Aucun assassin être assassiné. Aucun violeur être violé. Aucun trafiquant d’organes être victime de son propre trafic. Aucun raciste du racisme. Et ainsi de suite. La simplicité de la formule n’implique pas qu’il soit aisé de l’appliquer. Cependant, un enfant peut en comprendre la profondeur. Et sur elle, on peut bâtir une loi de comportement universel, à partir de la double position suivante : tout être humain a le droit de vivre et son corps est inviolable. C’est ce que redécouvrit Emmanuel Kant (1724-1804), dix-huit siècles plus tard. Dans La Métaphysique des mœurs et La critique de la raison pratique, il énonce l’impératif catégorique : « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Ce qui revient à dire que tout être humain a pour devoir de se demander, pour chacun de ses actes, s’il peut être immédiatement valable pour tous ses semblables, quels qu’ils soient. Si la réponse est positive, le doigt est mis sur un universel en puissance. Hillel proposait de ne pas faire. Kant propose de faire. Deux positions complémentaires : elles forment, ensemble, le socle de l’universalisme. Cela étant dit, un socle n’est qu’un point de départ, non un point d’arrivée : ce n’est pas parce qu’il est donné que l’universalité s’impose, mais c’est sur lui qu’il devient possible de se tenir pour affirmer que la valeur défendue est universelle.
Ne pas s’arrêter à soi
La pensée d’un être humain se juge aux actes qu’elle inspire. Ces derniers sont des faits purs. Certes, ils peuvent comporter une explication historique, psychologique, sociologique, économique, ou politique pour chaque personne, mais en tant que faits, ils demeurent indépendants de la couleur de la peau, de l’origine ethnique, de la religion, de la nationalité, de la culture et de toute autre considération entrant dans le parcours d’une personne physique.
Mettre en cause quiconque en regard de ses origines, cela s’appelle essentialiser, c’est-à-dire juger quelqu’un sans rapporter ce jugement à ses actes. Cela revient donc à entériner la logique du loup de La Fontaine, qui lance à l’agneau : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». Cette affirmation heurte le principe de la responsabilité individuelle, base de toute justice, dont nous savons qu’elle est bafouée par toutes les tyrannies, qu’elles soient le fait d’une minorité ou d’une majorité.
Qu’au nom d’un soi-disant combat antiraciste quelques-uns reprochent à un blanc d’être colonialiste, parce que son pays le fut jadis, cela équivaut à accuser un noir d’être cannibale, parce que les Korowai de Nouvelle Guinée ou les Wari du Brésil le sont encore ou l’ont été. Lutter contre l’antisémitisme, le colonialisme, le racisme, et toute pratique discriminatoire n’est l’apanage de personne : il ne suffit pas d’être noir pour être exempt de racisme ; d’être juif pour être vacciné contre le ségrégationnisme ; d’être homosexuel pour éviter d’ostraciser autrui. Dès lors que la conquête de l’universel ne peut se concevoir qu’à partir du vécu singulier de chacun, l’universalisme ne rejette en rien les identités. Au contraire, il s’appuie sur elles, mais sans jamais les hiérarchiser. N’incarnons-nous pas tous l’intersection des identités partielles qui nous définissent ? N’est-ce pas là, en soi, un universalisme en puissance ?
Universalisme et différences
Certains, se définissant comme « racisés », prétendent lutter contre le racisme en réintroduisant une logique identitaire qui est la négation même de l’universalisme. Aveugles à leur propre cécité, ils sombrent dans le sectarisme, confondant démarche universelle et identitarisme. Ils sapent ainsi l’une des valeurs les plus fondamentales de la démocratie : la reconnaissance et le respect des différences entre les êtres humains, à partir de leur irréductible singularité. Il n’est de combat au nom de l’universalisme que celui qui accorde à chaque personne la pleine et entière responsabilité de ses actes.
Ni la couleur de la peau, ni l’origine géographique, ni la nationalité, ni le sexe, ni la culture, ni la religion, ni quoi que ce soit d’autre ne peut légitimer la moindre discrimination (antisémitisme, racisme, esclavage, colonisation, apartheid, etc.) à l’égard d’un quelconque être humain. Cela signifie que toute injustice doit être combattue, pas seulement au nom de l’universalisme, mais en vue de l’atteindre. Là encore, la lutte contre la propagation du virus nous enseigne que pour épargner autrui, il faut se protéger soi-même. C’est la conception chère à la Licra : toujours partir de soi, ne jamais s’y arrêter.