Le texte biblique nous apprend une chose tout à fait extraordinaire à propos de Moïse : il s’entretenait avec l’Elohîm d’Israël « face à face ». C’est vraiment étrange puisque cette divinité, désignée par les quatre lettres YHWH – le tétragramme – n’est ni représentable ni visible. Comment donc se retrouver face à face avec celui que la traduction courante appelle l’Eternel ?
Quand Héra, l’épouse de Zeus, découvrit la relation amoureuse de celui-ci avec Sémélé, la fille de Cadmos et d’Harmonie, elle en devint folle de jalousie, comme chaque fois d’ailleurs que le roi des dieux la trompait. Pour se venger, elle convainquit la jeune femme d’obtenir de son amant divin qu’il se montrât devant elle dans le rayonnement de sa gloire. Consciente du danger que cela ferait courir à sa conquête, Zeus refusa, notamment pour protéger le fruit de leur union, qu’elle portait depuis six mois. Devant l’insistance de Sémélé, il finit cependant par céder. Instantanément, Sémélé fut foudroyée sur place. Manifestement, il n’en est pas de même pour Moïse. Il se sort très bien d’une situation assez étonnante. Jugez-en.
Nous sommes dans le désert. Là, en route pour la Terre promise, Moïse a dressé une tente où chacun peut se retirer pour entrer en contact avec L’Elohîm d’Israël. Quand lui-même y pénètre, il jouit d’un privilège considérable : « Or, YHWH s’entretenait avec Moïse face à face, comme un homme s’entretient avec un autre… » nous dit le verset 11 du chapitre 33 de l’Exode (répété au verset 10 du chapitre 34 du Deutéronome).
C’est très perturbant : ou bien YHWH est invisible, comme l’affirme le texte biblique, ou bien il est concevable, et possible, en tout cas pour Moïse, de l’avoir en face de lui. Ecartons d’emblée la vision naïve ou enfantine d’un Dieu barbu et imposant qui ressemblerait à un homme. Le seul moyen de se sortir de ce dilemme est de vérifier que la traduction courante ne nous induit pas en erreur. A cette fin, il faut en appeler un instant au vocabulaire et à la grammaire hébraïque.
L’expression utilisée pour qualifier la relation entre Dieu et Moïse est panîm el panîm, d’ordinaire effectivement traduite par « face à face ». En hébreu, le masculin pluriel se termine toujours par îm. Panîm est donc un pluriel. Dans le texte biblique, auquel ont été attribués des voyelles tardivement par les érudits appelés Massorètes, entre les VIIe et IXe siècle de notre ère, le mot s’écrit pé, noun, yud, mêm, (p, n, i, m). Ce vocable comporte deux sens : face et/ou intérieur. Il est fréquent dans une langue qu’un même mot ait plusieurs significations. En anglais, well veut dire « bien » et « puits » ; en français, un piano peut renvoyer à un instrument de musique ou à un fourneau, remercier peut signifier mettre à la porte ou gratifier, une blague sert à conserver du tabac ou à faire rire. Face ou intérieur, le choix dépend du contexte, mais ils renvoient l’un à l’autre pour ainsi dire naturellement, car le visage exprime ce qu’on ressent intérieurement, et l’intériorité se lit sur le visage : l’écœurement provoque la grimace, la joie le sourire, le doute le froncement de sourcils et ainsi de suite. Chacune et chacun d’entre nous, au cours de la journée, peut afficher des airs différents, compte tenu des circonstances traversées. De sorte que nous possédons bien plusieurs faces, à l’image des états que nous éprouvons au-dedans de nous. Baudelaire n’écrivait-il pas que les yeux sont « les soupiraux de l’âme » ? Par surcroît, panîm ne comporte pas de singulier en hébreu. C’est une particularité, mais toutes les langues connaissent ce genre d’exceptions. En français, par exemple, les vocables suivants sont toujours au pluriel : arrhes, ambages, alentours, funérailles, gens, frais ou obsèques. Pour la suite du propos, conservons donc faces et intérieurs, au pluriel.
Dans le texte biblique, la traduction de panîm el panîm par « face à face » n’est guère heureuse. Si en revanche on la rend par « intérieurs à intérieurs », tout change radicalement. Moïse ne s’entretenait pas face à face avec l’Elohîm d’Israël, YHWH, mais d’intérieurs à intérieurs. Que peut donc bien vouloir dire dialoguer d’intérieurs à intérieurs avec l’imprononçable tétragramme ? Nous pensions sortir de l’ornière du face à face et voilà que nous rencontrons un obstacle peut-être encore plus difficile à franchir. Ne reculons pas : la solution est plus simple qu’il n’y paraît de prime abord.
Avant de traverser le désert à la tête du peuple qu’il dirige, il a fallu que Moïse convainque ce dernier de le suivre. Et avant de mettre à exécution son plan, nous suivons dans la Bible sa démarche personnelle, dont rendent compte les versets 2 à 16 du chapitre 3 de l’Exode. Au début de ce chapitre, il passe en revue, en son for intérieur, les étapes qu’il devra franchir pour parvenir à son but, la libération du peuple hébreu de sa servitude en Egypte. Il se livre à un véritable examen de conscience, dans ce qui semble bien être un dialogue avec YHWH. Et cela commence par un phénomène extraordinaire, nous disent les traductions courantes, un véritable prodige : un buisson ardent qui ne se consume pas.
Arrêtons-nous un moment sur ce prodige. Dans la Torah, rédigée sans voyelles, ce mot s’écrit mêm, rech, aleph, hé (m, r, aleph, h). De fait, maréh signifie un prodige. Mais muni d’autres voyelles, ce mot devient marah, lequel veut dire un miroir. Traduire « prodige » oriente le texte dans un sens, « miroir » dans un autre. Il est donc possible de lire le passage en question (Exode, chapitre 3, verset 3) de la façon suivante : Moïse se retrouve devant un miroir, c’est-à-dire face à lui-même et à son destin. Et comme il s’apprête à se lancer dans une immense aventure, nous savons bien qu’un être humain envahi par un projet, ou sujet à une vocation, brûle à l’intérieur de lui-même, sans que pour cette raison il se consume forcément.
Chacune et chacun d’entre nous comprend très bien ce que veut dire s’interroger soi-même, avant d’arrêter une décision ou avant de s’engager dans une opération d’envergure. Le texte biblique présente cela sous la forme de dialogues, comme le firent après lui un Platon, un Diderot, ou, plus près de nous, pour se faire mieux comprendre de ses lecteurs, un Freud. C’est la mise en scène à laquelle nous assistons avec Moïse. En dépit de toutes les difficultés à prévoir (sa propre difficulté à parler clairement, le refus du Pharaon, notamment), il achoppe sur un point capital : au nom de qui et de quoi pourra-t-il réclamer aux Hébreux de le suivre ? Comment donc emporter la décision ? Le passage décisif se trouve aux versets 14 et 15 du chapitre 3 de l’Exode : « Moïse dit à Elohîm : « Or, je vais trouver les enfants d’Israël et je leur dirai : l’Elohîm de vos pères m’envoie vers vous… S’ils me disent : Quel est son nom ? que leur dirai-je ? » Elohîm répondit à Moïse : je serai ce que je serai ».
Il faut s’arranger avec ce « Je serai » qui ressemble bien peu, notons-le, à un nom propre. C’est pourtant ce qu’à l’intérieur de lui-même Moïse a trouvé pour emporter la décision. Il l’a conçu dans le miroir de lui-même, si on préfère. Une idée, donc, qui monte depuis ses profondeurs, depuis ce qu’il y a de plus intime en lui – ses intérieurs. A ceux dont il entreprend de briser les chaînes, il ne fournit pas un nom, comme Baal, Amon ou Zeus, mais un verbe conjugué au futur. L’Elohîm d’Israël ne se nomme pas, son nom est caché à jamais, précise le verset 15. Moïse ne propose rien d’autre aux femmes et aux hommes asservis que le principe du devenir. Ils ne pourront donc compter que sur eux-mêmes. Une position déjà éprouvée par le patriarche Jacob, qui, lui aussi, avait vu YHWH « panîm et panîm ». Mais ceci est une autre histoire, qui fera l’objet d’une autre rubrique.
Moïse rompt donc avec toutes les croyances de son temps, qui non seulement s’appuient sur de très nombreuses divinités disposant toutes d’un nom, que ce soit en Egypte, en Mésopotamie ou en Grèce, mais il invite chacune et chacun à puiser en lui-même les forces qui lui permettront de vivre et d’être libre. Il s’agit là d’une rupture qualitative. Un événement majeur dans l’histoire de la pensée humaine.
Tout compte fait, le faces-à-faces est peut-être d’abord un face-aux-intérieurs. Le croyant appellera « dieu » ce principe enfoui dans les profondeurs de l’âme humaine. L’incroyant y verra le signe de la plus belle des aventures offerte à l’être humain, le chemin sans fin de la conquête de soi.