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Multiculturalisme et laïcité sont-ils compatibles ? Répondre à cette interrogation suppose d’analyser la relation qui se noue entre histoire, culture, loi et conscience sociale.

Norme légale et conscience sociale

La norme légale est l’expression de la loi ; la conscience sociale renvoie aux perceptions plus ou moins explicites de la population. Dans une société démocratique, ces deux forces dessinent les cadres du vivre ensemble. Ainsi, la manière de penser la peine de mort ou l’interruption volontaire de grossesse n’est pas restée identique dans le monde et en France depuis les années 1960. De même, le sentiment à l’égard des signes religieux a évolué depuis 1905 : si la séparation des églises et de l’Etat, au début du XXe siècle dans l’Hexagone, se veut libérale et protectrice de la croyance intime, la loi de 2004 proscrit les signes religieux « ostentatoires ». Dans la durée, la règle juridique et le ressenti s’ajustent peu à peu. L’habitus, c’est-à-dire la manière d’être, l’allure générale, la tenue vestimentaire, la disposition d’esprit, joue ici un rôle non négligeable. Le XXe siècle a vu la soutane et la cornette catholiques se faire de plus en plus discrètes, épousant ainsi la sécularisation de la société française, tandis que le voile et la barbe musulmanes ont gagné en visibilité depuis quelques décennies. Déshabituée d’un côté, la société française admet mal, de l’autre, un retour de l’affichage religieux, qu’elle a tendance à considérer comme un prosélytisme visuel. Certains y voient une victoire du multiculturel sur le laïc. En réalité, tout dépend de ce qu’on entend par « multiculturel ».

Société plurielle ou segmentée ?

Si on conçoit le multiculturalisme comme une fragmentation de la société, avec des règles et des lois différentes suivant les sous-ensembles qui la composent (vision idéologique), il s’agit d’un modèle que la France a refusé en le transcendant, grâce au concept d’assimilation. Si, en revanche, le multiculturalisme est considéré comme synonyme de pluralisme, notamment ethnique et religieux (constat sociologique), il est alors concevable et possible de reconnaître cette diversité, tout en adhérant aux principes de la laïcité tels que rappelés en France par le rapport Stasi[1] : la neutralité de l’État, la liberté de conscience et le pluralisme. C’est le cas aujourd’hui de nombreux pays dans le monde, multiculturels dans ce second sens, des Etats-Unis au Mexique, de la Grande-Bretagne à l’Australie, de l’Inde à Israël (avec, pour ce dernier, l’entorse des lois sur le mariage et sur le divorce). L’histoire culturelle de notre pays offre un exemple de pluralisme compatible avec la laïcité. La France bimillénaire est un territoire où les envahisseurs successifs, venus du Nord (Normands), de l’Est (Francs, Germains, Goths, Wisigoths, Ostrogoths, Huns), du Sud-Ouest (Arabes) ou du Sud-Est (Ligures, Italiotes, Levantins, Lombards), se sont installés : la douceur du climat, la richesse des sols, la variété des paysages, ont conquis les conquérants. De multiples ethnies assemblées ont, ce faisant, formé le peuple français. Le mouvement ne s’est jamais vraiment arrêté au cours des siècles, les immigrants ibériques, italiens, polonais, yougoslaves, chinois, maghrébins et autres achevant d’offrir au pays sa richesse disparate.

Mélange ethnique et réponse éthique

Creuset de diversité, la France a dû – et a su – forger une réaction éthique à cet imbroglio ethnique. Elle n’a pas accepté la juxtaposition de communautés, comme ce fut le cas en Grande-Bretagne, au Canada ou aux Etats-Unis, elle a développé le concept d’assimilation, afin de lisser les différences et de produire l’homogénéité en son sein. « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus » résumait Clermont Tonnerre en 1789. N’étant pas une nation, justement, mais une entité composite qu’un Etat fort et centralisé s’est efforcé de cimenter au cours des siècles, la France n’a cessé, peut-être par compensation, de proclamer son unité. « Royaume un et indivisible » sous l’Ancien Régime, elle est passée à une république « une et indivisible » (Constitutions de la 1ère République en 1793 et de la 2ème en 1848). Cependant, ces termes ne figurent ni dans les lois constitutionnelles de 1875 ni dans les Constitutions de 1946 et de 1958. Comme si, depuis 170 ans, l’unité avait acquis le statut de donnée immédiate, dans la réalité mais aussi et peut-être plus encore dans les têtes.

De fait, les Français n’aiment guère le sectarisme et ils n’acceptent pas qu’on segmente la population en minorités revendicatrices, comme c’est le cas par exemple aux Etats-Unis. Le multiculturel, qui se trouve à l’origine même de leur pays, s’est peu à peu fondu dans un ensemble où, sinon l’uniformité, du moins l’agrégation, a fini par s’imposer. Suivant cette logique, l’égalité reste le rêve des Français, même s’ils adorent les privilèges. Ainsi, le port du voile ou de la kipa souligne une différence et heurte, plus ou moins consciemment, l’idéal unitaire. Tout se passe comme si, dans le vécu de tous les jours, ces marques distinctives signifiaient : « Je ne suis pas comme toi, ou je ne suis pas pour toi ». Difficile à admettre dans un pays qui estime universelle sa culture et qui n’accepte les exceptions, conformément à la grammaire de sa langue, que si elles confirment la règle.

Laïcité naturelle

Dans un tel contexte, la laïcité, que l’on a tendance à croire spontanément sortie du chapeau législatif en 1905, colle en fait à la culture de notre pays, même si dans son énoncé, elle ne remonte qu’à la Révolution : l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’édicte-t-il pas que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ? Cela revient à dire qu’on ne peut pas interdire à une musulmane de se promener avec un voile sur la tête, à un rabbin d’aller voter en gardant sa kipa ou à une religieuse en habit de prendre le métro.

Dans un pays où, suivant Molière, « La parfaite raison fuit toute extrémité, et veut que l’on soit sage, avec sobriété », l’équilibre entre la loi et l’habitus devrait pouvoir garantir la liberté, comme l’égalité, aux citoyens de toutes origines, à condition qu’aucun ne remette en cause le faire ensemble, qui inclut le vivre ensemble, dans le respect des lois de la République.

[1] Rapport remis au président de la République, Jacques Chirac, par Bernard Stasi, alors médiateur de la République, le 11 décembre 2003. Voir La Documentation française.

Trois citations complètent cet article :

1.« S’il y avait une définition minimum à donner de la laïcité d’un État, ce serait qu’elle ne peut être l’apanage que de l’État de droit, à fonctionnement représentatif et démocratique, dans lequel il ne peut plus y avoir de discriminations – civile, sociale ou politique – basées sur l’appartenance religieuse ou convictionnelle, réelle ou supposée, des citoyens. » Valentine Zuber, historienne, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études, membre du Groupe sociétés religions laïcité (GSRL – CNRS), entretien accordé à LaïCités (www.laicites.info), novembre 2017.

2.« Tous possèdent également la liberté de conscience et les protections de la citoyenneté. Le gouvernement des États-Unis n’apporte aucun soutien au sectarisme, ni aucune assistance à la persécution, et requiert seulement que tous ceux vivant sous sa protection se conduisent en bons citoyens […] Les croyances religieuses d’un homme ne le priveront pas de la protection des lois, ni du droit d’obtenir et d’exercer les plus hautes fonctions publiques existantes aux États-Unis. » Georges Washington.

3.« Je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre. » John Locke, Lettre sur la tolérance, 1689.