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L’argent, la créativité, la liberté : une alchimie pour l’avenir (2016)

 

 

Apprivoiser l’argent, l’intitulé de ce colloque, sous-entend qu’il n’est
pas facile à maîtriser, qu’il est peut-être même sauvage. De fait, ni les
théoriciens de l’économie ni les praticiens de la régulation monétaire
ne parviennent à en saisir clairement la nature. Certes, il existe de
nombreux ouvrages dissertant sur la complexité de son appréhension
ou sur les modalités de son contrôle, mais il se présente comme une
espèce d’objet mal identifié, redoutable, suspect. Jules Renard écrit
dans son Journal : « On croyait cet homme à la tête d’une grande
fortune, on s’aperçoit qu’il est à ses pieds. » Au-delà du trait d’esprit,
cette réflexion féroce témoigne du rapport inégal entre une puissance
obscure, et l’être humain qu’elle asservirait. Cette vision négative est
très répandue. Il est exclu de l’écarter d’un revers de la pensée, d’autant
que les inégalités de répartition des richesses – dans chaque pays du
monde et à l’intérieur de tous – plaident pour son examen attentif.
Mais il est aussi justifié d’approcher la question sous un angle moins
fréquent, et plus positif. C’est ce à quoi je m’efforce dans les lignes
qui suivent.

Mon propos consiste à montrer que, sous certaines conditions,
l’argent peut devenir une arme de construction massive, au service du
bien commun. La seule question importante devient alors : comment
s’y prendre ? La réponse à celle-ci suppose de franchir quatre étapes qui
rythment ma contribution :
1. identifier d’où vient l’argent ;
2. comprendre ce qu’est la liberté monétaire ;
3. ne pas craindre d’user de cette liberté ;
4. maîtriser positivement la profusion monétaire.

I. IDENTIFIER D’OÙ VIENT L’ARGENT
De nos jours, l’argent n’a pas à être extrait du sol ou du sous-sol
(nature), ni arraché aux mains d’autrui (guerre). Il procède de notre
puissance institutionnelle (création bancaire).
Durant des siècles, la nature seule procurait le métal disponible.
Celui-ci jouait le rôle de monnaie 1. La découverte de mines aurifères
ou argentifères était donc indispensable, même si la rapine s’ajoutait
bien sûr à cette source. Hormis les gisements de Dacie (Roumanie
actuelle), et les lointaines réserves de la Sibérie, tardivement exploitées,
l’Europe est privée de ressources métalliques. Ce pourquoi les Espagnols
coururent après celles d’Amérique (Potosi au Pérou), les colons du Far
West après celles de la Californie (San Francisco) et les Anglais après
celles d’Afrique du Sud (Transvaal).

La ruée vers l’or, immortalisée par Charlie Chaplin, ne permettait
pas seulement d’enrichir les chercheurs mais d’alimenter l’activité
pour faciliter la circulation des biens. Elle répondait aux besoins de
l’expansion économique dans un continent qui l’avait inventée.
À cette prise sur la nature s’est ajouté, depuis des lustres, le prélèvement
ou la confiscation des biens d’autrui. Bijoux, vaisselle précieuse,
armes, parures, statues, or métallique, rien de ce qui pouvait abonder
le trésor n’était écarté. Prendre à l’autre – et prendre l’autre lui-même
à des fins d’esclavage – augmentaient ainsi la possibilité pour le prince
de rayonner, mais aussi de distribuer autour de lui pour assurer magnificence
et munificence.

Cette capture supposait des biens à saisir. Sans développer ce
point ici, nous savons que le Moyen Âge fut une époque de grandes
transformations, contrairement à l’idée reçue d’une sorte de léthargie
sociale. L’enfouissement des trésors, le perfectionnement de la dissimulation,
la construction d’enceintes inexpugnables, l’aguerrissement
aux prédateurs, la paix de Dieu après l’an mil en Europe,
tout contribue à renchérir le prix des expéditions punitives ou des
razzias. D’un côté, les victimes se défendent mieux ; de l’autre, les
conquérants doivent s’équiper davantage, et pour plus longtemps.
En termes économiques contemporains, on dirait que la guerre affiche
un rendement décroissant.

Aussi, un lent mouvement historique, qui a tout d’un fondu
enchaîné, voit la naissance puis le développement d’une autre source
monétaire, la banque. Au départ, il s’agit de simples prêts, guère
différents de ce que l’on connaît depuis le code d’Hammourabi (1750
avant J.-C.) ou des pratiques athéniennes. Peu à peu cependant se met
en place une technique très simple, qui consiste à dissocier la matière
de sa promesse. Ce n’est pas encore le billet de banque, mais déjà
l’introduction d’un écart entre le volume de monnaie en circulation
et le stock métallique censé la garantir.

La raison fondamentale de cette nouveauté réside dans le souhait
ardent de tous les protagonistes de la société de ne pas dépendre
entièrement du prince et de son économie distributive. Car l’argent
manque toujours : au prince pour dispenser des bienfaits, au paysan
pour acquitter l’impôt, au soldat pour s’armer, au prêtre pour sacrifier
aux dieux, au chevalier pour s’équiper, au commerçant pour payer, au
peuple en général pour survivre.

Les villes italiennes – Florence, Venise, Gênes – mais aussi Amsterdam
ou Londres apporteront des innovations permettant d’accélérer la
circulation monétaire en la fluidifiant. Les développements de la
finance aboutiront, dès le xixe siècle, à un excès considérable du papier
sur le métal, ce qui se traduira, au xxe, par la démonétisation de ce
dernier (suppression du change entre le dollar et l’or, le 15 août 1971
officiellement).

Résumée à grands traits, cette histoire nous rappelle que la banque
s’est substituée à la nature et à la guerre comme source principale
d’alimentation en argent. Or, rien ne s’oppose, en principe, à une
création monétaire infinie par la banque. Il suffit pour cela qu’elle
crédite le compte d’un client, lequel est inscrit au passif de son bilan.
Elle porte simultanément cette somme à l’actif de son bilan. Tout cela
with the pencil, disent les Anglo-Saxons. Le client dispose des fonds et
la banque d’une créance sur celui-ci.

Bien entendu, c’est tellement simple qu’il fallut mettre en place des
règles pour limiter les banques dans leur puissance créatrice. Ce fut
l’objet des réserves obligatoires, des ratios imposés, des normes bancaires.
Et aussi d’une organisation en système de toutes ces institutions, au
moyen d’une invention révolutionnaire : la banque centrale. Banque,
elle est de nature monétaire ; centrale, c’est un organisme de nature
politique. La première à fonctionner réellement comme un butoir
ultime, comme une garantie de bonne fin systémique, fut la Banque
d’Angleterre, née en 1694. Elle put consolider les dettes de l’État,
évitant ainsi à la Grande-Bretagne le sort de la France de John Law.
Il était cependant trop tôt pour saisir les conséquences de la liberté
monétaire. C’est à ce point que se consacre la séquence suivante.

II. COMPRENDRE CE QU’EST LA LIBERTÉ MONÉTAIRE
Quelques auteurs, et pas des moindres, imaginèrent dans le passé la
profusion monétaire. De leur temps, cela restait un rêve. Aristophane,
dans sa pièce Ploutos, met en scène le dieu Argent, aveugle, allant au
hasard, et deux mendiants qui essaient de le convaincre de récupérer
la vue auprès d’un bouilleur d’onguents. Il choisirait ainsi d’aller dans
la poche des gens de bien, non dans celle des méchants. La Dèche,
personnage en haillons, s’oppose à ce but en faisant valoir que plus
personne ne ferait rien si l’argent surabondait. Au nom de la collectivité,
elle défend la thèse que la rareté monétaire est une contrainte
positive qui permet de développer l’individu et la société. Ploutos finit
par retrouver la vue et la fin de la pièce le voit supplanter Zeus. Cela,
au milieu du ve siècle avant J.-C.
Plus près de nous, Voltaire transporte Candide et Cacambo dans l’El
Dorado, pays où les pierres précieuses jonchent les chemins. Ces derniers
ne comprennent pas que de telles richesses soient méprisées dans une
contrée du monde où tout est gratuit, et où les hommes vivent sereinement,
sans se soucier du lendemain. Le conte voltairien ressemble
à un antimonde, qui souligne l’absurdité du nôtre. Un peu comme
cette histoire, que rapporte Léo Rosten dans Les joies du Yiddish 2 :
– Que le monde est fou ! s ’exclame un sage de H’èlèm. Le riche, qui a beaucoup
d’argent, peut acheter à crédit ; mais le pauvre, qui n’a pas un centime, doit
payer comptant. Ce devrait être juste le contraire : le riche, ayant de l’argent,
devrait payer comptant ; et le pauvre, n’en ayant pas, devrait obtenir du crédit.
– Mais si le boutiquier fait crédit au pauvre, objecte un autre, il deviendra
pauvre à son tour !
– Et alors !dit le savant imbécile. Il achètera à crédit, lui aussi !

Joseph Mathon de la Cour (1738-1793), le moins connu des trois,

mais sans doute le plus fascinant, s’appuie sur sa formation d’actuaire
pour rédiger son Testament de Fortuné Ricard. Il y démontre qu’avec
une somme initiale dérisoire de 24 livres, bien placée à long terme

(plusieurs siècles) auprès d’un négociant sérieux, l’humanité se doterait
des moyens de résoudre l’ensemble de ses difficultés : rentes perpétuelles
pour les princes afin de leur ôter l’envie de toute entreprise guerrière,
disparition de la pauvreté par l’élévation générale du niveau de vie,
création de villes salubres, protection sociale, embellissement de la
planète, etc. Cette logique inspira un certain docteur Price, qui calcula qu’un
denier placé à un taux de 5 %, à intérêts composés, la première année
de l’ère chrétienne, aurait produit vers 1780 une somme plus forte
que celle qui serait contenue dans cinq cents millions de globes d’or
solides, aussi gros que la Terre.

Ces constructions intellectuelles partaient d’une monnaie existante
qu’il fallait démultiplier. Autrement dit, leur espoir de vaincre la disette
monétaire se heurtait à la matière de l’argent. Elles ne pouvaient clairement
concevoir une création à partir de rien, ex nihilo, comme c’est
le cas aujourd’hui. Nous nous sommes émancipés de cette dictature
par l’invention de la banque. Celle-ci a ouvert une nouvelle période
dans l’histoire de l’humanité. Nous en sommes encore assez proches
(quelques siècles), aussi est-il normal que nous n’en mesurions pas toutes
les conséquences. Entre Mathon de la Cour et nous s’est ouvert un
autre monde, qui continue de nous faire peur. Tant que nous n’aurons
pas dominé cette dernière, au moyen d’instruments adéquats, la réalité
retardera sur nos capacités conceptuelles.

Avancer cela de nos jours peut paraître étrange, quand on observe
les mouvements de la finance d’aujourd’hui. Avons-nous cependant
posé les fondements d’un monde dans lequel l’argent regorgerait ?
Sommes-nous en état d’employer celui-ci à des fins nobles ?

III. NE PAS CRAINDRE D’USER
DE LA LIBERTÉ MONÉTAIRE
Comme la bombe atomique, comme la séparation entre plaisir
sexuel et procréation, comme le déchiffrement du code génétique, le
bon usage de cette liberté ne dépend que de nous. Elle ouvre l’avenir
en grand. Une Banque centrale n’est pas seulement une institution chargée
d’assurer la stabilité d’une monnaie, de contrôler la création monétaire,
de conduire une politique de change, c’est aussi un pulsar à monnaie.
Un organisme qui diffuse de l’argent dans la société, qui soutient
l’activité si nécessaire, qui la bride si c’est souhaitable. Les exemples

ne manquent pas d’actions déterminantes engagées par ce qu’on appelle aussi

des Instituts d’émission. Le 15 septembre 2008, quand la banque
Lehmann Brothers est mise en liquidation, le monde bancaire panique.
Les échanges entre banques risquent alors de s’assécher : celle-ci ne
veut plus prêter des fonds à celle-là, par peur de la voir disparaître, et
de ne jamais plus récupérer son avoir. Ce comportement illustre une
prophétie autoréalisatrice, puisque l’attitude qui a pour but d’éviter
la crise la provoque. On se souvient que le Federal Reserve System, la
Banque centrale des États-Unis, est intervenue massivement, avec le
concours de consœurs comme la Banque centrale européenne (BCE),
la Banque d’Angleterre ou la Banque du Japon. De la même manière,
la déclaration du gouverneur de la BCE, Mario Draghi, à l’été 2012,
a stoppé net la spéculation contre les pays les plus gravement déficitaires
de la zone euro. Certes, des réformes structurelles avaient été
engagées par ceux-ci, mais le fait que la BCE ait décidé de racheter des
créances, le cas échéant, a modifié radicalement la donne. D’un seul
coup, l’institut européen devenait le butoir et garantissait qu’aucun

pays de la zone ne serait abandonné.
Il résulte de ce bref rappel qu’au contraire de la nature et de la guerre,

la banque peut subvenir aux besoins d’argent sans obéir au hasard des
découvertes ou des batailles. Autrement dit, nous disposons désormais
du pouvoir de créer autant d’argent qu’il est nécessaire pour répondre
à nos appétits. Cette vieille utopie se trouve donc à portée de main.

Tout le problème est que l’argent tout seul n’est pas une richesse,
mais une possibilité d’en obtenir ou d’en créer. L’un des rares économistes
à souligner l’importance du crédit à la production fut Joseph
Schumpeter (1883-1950). Parlant d’une somme qui « fait saillie », ce
dernier insiste sur la nécessité d’une avance pour que la réalité suive.
Pour le dire plus prosaïquement, l’argent précède la production. Il en
est le stimulateur, un peu comme le liquide nutritif pour les bactéries.
C’est là toute une vision de l’économie qui est en cause. La conception
classique traditionnelle, devenue à ce point évidente qu’elle a satisfait
les esprits, pose l’acte productif comme fondement de toute activité,
suivi par la circulation des biens, l’argent ne faisant que vivifier une
structure élaborée sur son absence. Une autre approche consisterait à
considérer l’argent pour ce qu’il est, le grand générateur des affaires,
celui par qui la production est possible.

Dans ce dernier cas, le flux monétaire devient premier, déterminant
l’ensemble du processus économique. D’une certaine manière,
c’est bien cela qui s’affirme concrètement quand une banque centrale,

par une politique d’open market, essaie de réguler au mieux le volume
de monnaie en mouvement. Insuffisamment gêne ; trop nuit. Mais
dans les deux cas, pour ainsi dire en creux, est reconnue la puissance de
l’argent. N’est-ce pas le quantitative easing, l’argent facile, qui depuis
quelques années a permis à l’économie américaine de repartir ?

IV. MAÎTRISER POSITIVEMENT
LA PROFUSION MONÉTAIRE
Mon propos ici n’est pas à visée individuelle. Il y aura toujours des
hommes soumis à la critique de Jules Renard, et d’autres qui, âpres au
gain, cupides, sans vergogne, accompliront les pires actes pour un peu
d’argent. Me plaçant au niveau global, j’aimerais décrire ce que pourrait
être un monde guidé par la double conscience de la liberté monétaire
et de son juste emploi. La mise en œuvre d’un nouvel instrument de
régulation mondiale répond à deux considérations majeures : l’alimentation
monétaire et l’éradication de la misère.

Sauf à croire que l’argent à la disposition de l’économie croît en
raison seulement de sa démultiplication, il faut bien que l’augmentation
provienne d’une création nouvelle. Si tel n’était pas le cas, cela
reviendrait à dire qu’une somme initiale d’or (par exemple) suffirait à la
croissance des échanges, à condition que son emploi soit accéléré. On voit
facilement la limite d’une telle logique. Le développement de l’activité
réclame toujours davantage d’argent. Celui-ci ne venant plus ni de la
nature ni de la guerre, et l’alchimie ayant toujours échoué à transformer
du plomb en or, la banque est la seule source du liquide miraculeux.

Aujourd’hui, la monnaie se confond quasiment avec le crédit tant
sa création dépend des engagements bancaires. Mais seule une banque
centrale peut entériner in fine cette génération. De sorte que l’essor
monétaire dépend d’abord du fonctionnement interne du système
économique, sa validation relevant d’une institution politico-bancaire
tout à la fois interne et externe. Exprimé autrement, cela signifie que les
banques créent la monnaie supplémentaire injectée dans le système, et
que les banques centrales confirment ou non cette « saillie ». Si elles la
désavouent, cela revient à dire que les banques fautives sont en faillite.
C’aurait pu être le cas du Crédit Lyonnais, ce fut celui de Lehmann.
Si au contraire elles l’avalisent, le volume en circulation gonfle, plus
ou moins à proportion des enjeux économiques.

n veut bien considérer les besoins en argent des décennies à
venir, c’est là un point très important. Un rapport du McKinsey Global

Institute (Farewell to cheap capital ? décembre 2010) les besoins annuels
en 2030 seraient de 5 000 milliards de dollars par an pour les logements
et de 4 000 milliards de dollars par an pour les infrastructures, soit
près de 10 000 milliards de dollars. Il faut ajouter à cela les besoins
nés du vieillissement de la population (dépenses de santé croissantes).
D’où viendront ces sommes ? En partie, mais en partie seulement
des personnes (épargne), des fonds souverains, des fonds de pension
et des fonds spéculatifs. Cela ne sera pas suffisant, et de loin, pour
répondre aux nécessités de financement, en particulier des États euxmêmes.
Ou bien ces montants naîtront dans les systèmes bancaires
nationaux, à commencer par l’américain, ou bien il sera possible de les
gérer globalement, avec pour finalité l’avantage commun et non celui de
quelques-uns. Dans tous les cas de figures, nous connaîtrons un déficit
global d’épargne et une hausse des taux d’intérêt. Une réorganisation
profonde de la finance mondiale s’imposera. Cela renvoie au deuxième
élément de l’analyse, complémentaire de celui exposé ci-dessus.
Même si la pauvreté recule sur la terre – plus de huit cents millions
de personnes sont passées au-dessus du seuil de pauvreté en quelques
décennies, notamment grâce aux développements chinois et indien –
des centaines de millions d’individus manquent d’eau, de nourriture,
d’habitations décentes, sans compter les accès à l’éducation, à l’électricité,
aux transports, etc. Il n’est pas nécessaire d’être un Mathon de la Cour
moderne pour imaginer vaincre le fléau qu’est la misère. À condition
de lui déclarer la guerre, il est possible de l’emporter, puisque nous
disposons de l’arme appropriée. Il suffit d’une étape supplémentaire
dans l’évolution bancaire pour parvenir à cette fin.

Quelle est cette avancée ? D’un point de vue historique, nous
savons que les banques sont nées pour négocier des conversions de
titres monétaires. Les premiers « banquiers » étaient des changeurs.
L’augmentation du nombre d’organismes de ce type conduisit, en
quelques siècles, à la conception et à la mise en œuvre d’un système
bancaire, chapeauté par une banque dite pour cette raison centrale.
Celle-ci reçut le monopole de l’émission des pièces et des billets, mais
aussi, et c’est le plus important, la capacité de régulation du volume
global de monnaie scripturale. Ce fut, si je peux m’exprimer ainsi,
le deuxième étage de la fusée. À peu près tous les pays du monde
disposent aujourd’hui d’une telle organisation, quel que soit le niveau
d’indépendance de l’institution. Il reste que, jusqu’à présent, chaque fois
qu’il a fallu intervenir pour enrayer une crise majeure, la coopération
des banques centrales fut décisive (1987, 2007, 2008).

Un groupe de pays est allé plus loin. Au nom du rapprochement,
l’Union européenne a donné naissance à un organisme qui semble
traditionnel et qui pourtant porte en lui une radicale nouveauté :
la BCE. Celle-ci n’est pas un lieu d’expression des intérêts nationaux
mais une entité qui transcende les États parties prenantes. Il ne s’agit
plus là d’une institution inter/nationale mais bien supra/nationale.
Chacun des partenaires a renoncé à sa souveraineté monétaire au nom
d’une autorité supérieure, allant jusqu’à supprimer des monnaies aussi
fortes que le deutsche mark ou le florin, mais aussi le franc, la lire ou
la peseta.

Une telle révolution serait-elle envisageable au niveau mondial ?
Le bon sens l’appelle, même si celui-ci paraît souvent utopique.
Comment construire à l’échelle mondiale une Banque centrale supranationale
? Est-il raisonnable, et même sérieux, de croire que la Chine et
les États-Unis – pour ne prendre que ces deux grands – accepteraient de
subordonner leurs politiques monétaires à un organisme indépendant ?

Une première réponse consiste à dire ceci : était-il raisonnable,
et même sérieux, de croire en la possibilité d’une BCE ? À cela, on
répliquera que les difficultés rencontrées pour créer à quinze une
institution seraient bien pire encore à vingt ou à deux cents. Il existe
pourtant un moment, un seuil à partir duquel un individu, une organisation,
un État comprend son intérêt supérieur, même si a priori cela
le dérange. Il a fallu certes du temps pour que la terre entière saisisse
l’enjeu d’un excès de CO2, et nous sommes loin encore d’avoir pris
toutes les mesures adéquates, mais qui niera les progrès accomplis
en quelques décennies ? Une certaine perception d’un intérêt global
commun s’est fait jour, même si la prise de position n’a pas toujours
suivi la prise de conscience.

Tandis qu’existent aujourd’hui une Organisation mondiale du
commerce (OMC), une Organisation internationale du travail (OIT)
ou une Organisation mondiale de la santé (OMS), il n’existe pas
d’Organisation mondiale de la monnaie et de la finance. Même s’il
ne suffit pas de se doter d’une organisation mondiale de ceci ou de
cela pour régler toutes les questions, ne pas s’en doter signifie que
les esprits n’ont pas encore assimilé que l’argent doit être apprivoisé
mondialement pour éviter les pires catastrophes.
Concrètement, il serait possible, dans un premier temps, de donner
vie à une organisation mondiale chargée de promouvoir une Banque
centrale mondiale (BCM). Cette idée, déjà exposée par Keynes (18831946)
en 1943, mal expérimentée dans le cadre du Fonds monétaire

international avec les Droits de tirages spéciaux (DTS), mériterait
désormais de gagner en crédit, si j’ose dire.
Deux voies se présentent : essayer de transformer le FMI en véritable
BCM ou s’appuyer sur le G20. La première est plus démocratique,
puisque la quasi-totalité des pays du monde sont membres du Fonds,
la seconde plus efficace, puisque le G20 représente 90 % du PIB
mondial, 85 % du commerce mondial et 66 % de la population du
globe. Si l’on empruntait cette dernière voie, pourquoi ne pas lancer
une Global currency unit (GCU), par analogie avec la monnaie qui
précéda l’euro ? Ce serait un moyen de transférer progressivement la
souveraineté à ce nouvel instrument.
Ce dernier serait alors investi de deux missions majeures de gouvernance
mondiale : réguler l’alimentation monétaire et l’ensemble des
changes mondiaux, consacrer des crédits au développement pour
éradiquer la misère. À condition, bien sûr, que le bon sens ne reste
pas éternellement utopique.

BRÈVE CONCLUSION EN FORME D’OUVERTURE
Il a fallu des millénaires pour que l’or cesse d’être monnaie, des siècles
pour que les effets privés soient payables au porteur, cent ans pour que
la Banque d’Angleterre fasse des émules, cinquante ans pour arriver à
la BCE et à l’euro. Combien de temps exigera encore l’achèvement du
troisième étage de la fusée monétaire que serait une Banque centrale
mondiale ?