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Le Non-nom

Dans son recueil Pastiches et postiches, publié en 1973, Umberto Eco met en scène le lecteur professionnel d’une maison d’édition, qui, lors d’un comité, rend son jugement sur un manuscrit fort dense. Au début, la critique est favorable, voire même enthousiaste. De l’action, du sexe, des adultères, de la sodomie, des incestes, des meurtres, des guerres, des massacres, tout est là pour plaire au lecteur épris d’aventures. Certaines scènes pourraient même être portées à l’écran. Mais ça se gâte par la suite. Ce roman-fleuve aux rebondissements multiples devient trop compliqué, avec des redondances, des passages excessivement poétiques, des élucubrations peu compréhensibles, des jérémiades insupportables. « Le résultat, c’est un salmigondis monstrueux, qui risque de ne plaire à personne parce qu’il y a de tout. » Le texte est en fin de compte refusé. Il s’agit de la Bible.

Même si le mot « salmigondis » paraît excessif, le verdict explique sans doute pourquoi la Bible, ce monument de la littérature universelle, est le bestseller le moins lu au monde. D’autant que le lecteur moyen ne perçoit guère les effets papillons sémantiques dus à des traductions qui, souvent, réduisent la signification des mots hébreux ou, sans mauvaise intention et d’ailleurs sans trop s’en rendre compte, en modifient le sens. Montaigne ne se trompait pas en constatant que « la plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes »[1].

 

Pluriel et indicible

Ce constat se vérifie tout particulièrement pour l’appellation de ce qu’il est convenu d’appeler la divinité, Elohîm en hébreu. Ce terme est employé aussi bien quand il est question du dieu des Hébreux que ceux des Perses, des Sumériens ou des Egyptiens. Et c’est le troisième mot du premier verset de la Genèse[2]. La traduction courante, archi connue donne : « Au commencement dieu créa… ». Une question émerge aussitôt. Le verbe employé (bara) est effectivement conjugué à la troisième personne du singulier, mais Elohîm, lui, est un pluriel[3]. Ne devrait-on pas écrire : « Au commencement, les dieux créa… » ? Si tel était le cas, la grammaire souffrirait douloureusement.

Elohîm n’est pas le seul vocable utilisé pour évoquer le divin. Au verset 4 du chapitre 2 de la Genèse en apparaît un autre, étrange, YHWH, sans que l’on sache très bien d’où il sort. Ce quatuor de lettres – le tétragramme – tel qu’il est écrit, est absolument imprononçable. Le lecteur peut s’y essayer, il renoncera vite. Or c’est bien ainsi qu’on le rencontre dans l’ensemble du texte biblique, dont il faut rappeler qu’il fut écrit sans voyelles[4]. Dans le Pentateuque ou Torah, il apparaît 5 194 fois.

La coexistence de deux appellations, Elohîm et YHWH, conduit à souligner que nous disposons de termes dont l’un est un pluriel et l’autre est imprononçable – donc logiquement intraduisible. Cela n’empêche pourtant pas les traducteurs du monde entier (2 200 langues et dialectes, environ) comme d’ailleurs le langage courant, d’utiliser le singulier pour l’un et des transcriptions pour l’autre – Seigneur, Dieu, Eternel, Père… Nombreux sont ceux qui vont même plus loin en cherchant le « vrai nom » de YHWH. Ils s’inscrivent dans la logique de Peter Galatin, le confesseur du Pape Léon X, qui proposa Jéhovah en 1518, ou William Tyndale qui retint Yahvé en 1530 pour sa version anglaise du Pentateuque. Notons en passant qu’il existe une quinzaine de voyelles en hébreu, et que combinées aux quatre lettres du tétragramme, le nombre total de possibilités ressort à 154, soit 50 625. Jéhovah et Yahvé sont aussi fautives que les 50 623 autres imaginables, parmi lesquels, simples exemples, YaHoWiH, oYiHuWaH, ouYouHouWouHou, YeHaWuHoi, ou n’importe quelle combinaison imagine par le lecteur. Il est donc facile de trahir 50 625 fois l’enseignement biblique, suivant lequel YHWH est et doit rester imprononçable.

Pourtant, confronté à ce quatuor au moment de la lecture, ou de la prière, comment l’énoncer ? Il faut ici trouver un artifice pour s’arranger avec l’indicible. La pratique hébraïque fournit en la matière plusieurs surnoms, ou pseudonymes, qui sont tous des pluriels : Shaddaï, Tsébaoth ou Adonaï, pour citer les plus fréquents. Le premier, toujours précédé d’El, contraction d’Elohîm, signifie au sens strict les seins nourriciers. El Shaddaï est donc celui qui a nourri l’être humain, au sens où il lui a permis de vivre[5]. Le deuxième, toujours précédé d’Adonaï, renvoie au contenu de la création : Adonaï Tsébaoth est celui qui maîtrise tout, en toute puissance[6]. Le troisième, de loin le plus utilisé, en général solitairement, présente une double caractéristique. Adon signifie « maître » en hébreu, Adoni, « mon maître », Adonaï, « mes maîtres » tandis que « socle » se dit Adan, et Adanaï « mes socles ». Sans voyelles, ces deux mots donnent Adn (A pour aleph).

Adonaï peut donc signifier « mes maîtres » ou « mes socles ». Une vision pour ainsi dire laïque interpréterait ce mot en disant qu’il recouvre l’ensemble de ceux qui, dans toutes les générations qui m’ont précédé, ont contribué à déposer en moi, par leurs pensées, leurs œuvres, leurs actes, l’éthique liée à leur enseignement, la matière avec laquelle, plus ou moins consciemment, avec plus ou moins de réussite, je me suis construit.

Ces différents éléments soulignent la nature particulière de cet Elohîm, dont une singularité supplémentaire mérite attention.

 

La singularité de l’Elohîm d’Israël

Les versets 1 à 15 du chapitre 3 de l’Exode, deuxième livre de la Torah, révèlent une approche qui tranche sur tout ce qui existait à l’époque pharaonique.

Dans le désert, Moïse garde les troupeaux de son beau-père, Jethro. Soudain, il aperçoit devant lui un buisson qui brûle et ne se consume pourtant pas. Le lecteur d’Umberto Eco, au prix d’un anachronisme, imagine avec raison une scène immortalisé par Cecil B. DeMille dans son célèbre film, Les dix Commandements, sorti en mai 1955 sur les écrans. Charlton Heston, qui incarne le prophète, obéit au texte et s’avance vers ce que le verset 3 du chapitre 3 nomme un prodige.

Il se trouve que les mêmes consonnes, m, r, aleph (lettre muette) et h, donnent en hébreu deux termes très différents, suivant les voyelles qui leur sont affectées. Si vous écrivez maréh, qui est l’option des Massorètes, vous obtenez effectivement le mot « prodige », ou « phénomène inexplicable », ou encore « grande vision ». Mais si vous vocalisez marah, il s’agit d’un miroir. Avec le premier choix, vous tirez le texte vers son versant religieux ; avec le second, vous changez d’univers. Si Moïse est confronté à un prodige, cela revient à dire que la divinité lui est apparu, que YHWH est entré en contact avec lui, qu’il est donc question ici d’une révélation religieuse. S’il est face à un miroir, cela signifie qu’il s’interroge lui-même, au moment où il entreprend de mettre au point son plan d’évasion.

Le prodige est la solution la plus courante. J’emprunte pour ma part l’autre chemin, celui du miroir. Il est pour Moïse question dans ces passages de se rendre de nouveau en Egypte, qu’il avait fui après avoir tué un Egyptien violent à l’égard d’un Hébreu, et de proposer à tout un peuple de se libérer de sa servitude. De fait, cet homme[7] est à ce point traversé par son projet qu’il n’envisage pas un seul instant d’y renoncer. Cela devient le but de sa vie. D’une certaine manière, dans ce face-à-face avec lui-même, il se sent brûlé de l’intérieur, sans pour autant se consumer. Telle est, en passant, une interprétation possible de l’épisode du buisson ardent.

Tout le chapitre 3 de l’Exode peut être lu comme l’ensemble des dispositions arrêtées par Moïse pour assurer la réussite de son entreprise. On y apprend par exemple qu’il s’exprime difficilement, aussi fera-t-il parler son frère Aaron à sa place. Il passe en revue tous les obstacles qu’il devra surmonter, les problèmes auxquels il doit par avance trouver des solutions, jusqu’à ce qu’il bute sur une question essentielle : si le peuple hébreu veut savoir de la part de quel dieu il se présente devant lui pour le libérer, que répondra-t-il ?

Il faut garder à l’esprit que les dieux de l’Egypte, à commencer par le plus grand d’entre eux, Amon, disposent alors d’immenses richesses, supérieures à celles du Pharaon lui-même. Quant au clergé de ce dieu, il compte des milliers de prêtres. Dans le contexte de l’époque, Moïse n’a pas grand-chose à opposer à cela. En vérité, rien que sa personne et une parole. Comment l’emporter sur des telles puissances ? Par deux fois, YHWH lui signifie[8] qu’il pourra invoquer l’Elohîm de ses pères, l’Elohîm d’Abraham, l’Elohîm d’Isaac, l’Elohîm de Jacob. Le texte ne dit pas l’Elohîm d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais répète pour chacun le mot Elohîm. Comme s’il y avait plusieurs Elohîm, ou comme s’il s’agissait du même, perçu de façon différente par les trois patriarches.

Imaginons donc un instant la scène. Moïse se prépare à haranguer le peuple assemblé devant lui et anticipe les questions qui ne manqueront pas de l’interpeller : Qui donc es-tu pour nous inviter à t’écouter ? Au nom de quoi devrions-nous te suivre ? Au nom de qui parles-tu ? Il faudra donc fournir un nom mais, dans le même temps, Moïse s’y refuse, pour ne pas proposer un Elohîm semblable à tous les autres. Il se retrouve dans une situation que l’école psychologique de Palo Alto a souvent commentée : pour sortir d’une alternative qui emprisonne, il n’existe pas d’autre option que d’ouvrir sur un troisième choix.

La réponse se trouve au verset 14 du chapitre 3 de l’Exode, et tient en trois mots : Ehiéh asher Ehiéh[9], c’est-à-dire, strictement : « Je serai qui (ou ce que) je serai »[10]. Cette affirmation est immédiatement réduite dans la même phrase à « Je serai ». Et pour écarter toute ambiguïté, le verset suivant annonce zé shémi léolam, ordinairement traduit par « c’est mon nom à jamais ». Le grand commentateur de la Bible, Rachi (1040-1105), après un maître du Talmud comme Jacob ben Aha, souligne que cette traduction est fautive, là encore pour une raison grammaticale qui corrobore la remarque de Montaigne. Le mot léolam, tel qu’il est écrit dans ce verset, provient du verbe « cacher »[11]. Il faut donc lire ici : « C’est mon nom caché pour toujours. »

A supposer que nous nous soyons trouvés au sein du peuple écoutant Moïse proférer ces paroles, aurions-nous été convaincus ? Un nom qui ne se dit pas, qui est dissimulé pour toujours, qui ne se dévoilera donc jamais, est-ce encore un nom ? Comment accepter que la détermination en vertu de laquelle s’exprime cet homme soit seulement un groupe de quatre lettres, imprononçables ? Comment admettre qu’il s’agit là d’un Elohîm suffisamment fort pour faire plier la puissance de Pharaon et de ses armées ? Comment se débrouiller avec cet Elohîm si différent de tous les autres au point d’être absolument différent de tous, invisible, ne possédant rien, non représentable et réduit à une parole ? Comment se contenter d’un verbe conjugué à la première personne du futur en guise d’Elohîm ? Comment accepter qu’un tel indicible soit libérateur ? L’Elohîm d’Israël est-il vraiment un Elohîm ?

Par sa proposition invraisemblable, Moïse rompt avec la logique de son temps. Radicalement. Il refuse de donner un nom à son Elohîm, c’est-à-dire qu’il rejette l’idée d’une entité une fois pour toutes définie. Comme s’il s’adressait au peuple ainsi : habituellement, vous nommez un dieu par son nom, comme font tous les êtres humains sur terre, mais celui qui m’envoie est d’une toute autre trempe, et lui, je ne peux pas l’appeler autrement que « Je serai ». Il va falloir vous y faire.

En d’autres termes, Moïse invite toutes les femmes et tous les hommes réunis devant lui à ne se soumettre qu’à une seule « divinité », le principe du devenir.

Avant de tirer les conclusions possibles d’une telle analyse, un mot sur Tacite, qu’on peut qualifier d’antisémite, longtemps avant que cet adjectif ne soit entré dans le vocabulaire courant, après son invention par le journaliste allemand Wilhelm Marr en 1879. Mal informé sur le judaïsme, reprenant à son compte des rumeurs malveillantes sans fondements, ignorant l’hébreu, Tacite évoque dans ses Histoires l’irruption de Pompée dans le Temple de Jérusalem, avant que Titus ne le saccage et ne le rase, en 70 de notre ère. Au cœur du monument, le général romain ne trouva pas la moindre idole. C’était la preuve, pour Tacite et ses contemporains idolâtres, que les juifs ne croyaient en rien. Considérés comme athées, ils ne pouvaient donc pas devenir citoyens romains, une des conditions pour cela étant de conserver ses croyances. Et notre auteur de préciser : « Tandis que les autres restaient abattus et pleuraient, Moyse (sic), un des exilés, les avertit qu’ils n’avaient à attendre de secours ni des dieux ni des hommes dont ils étaient abandonnés ; ils ne devaient avoir confiance qu’en eux-mêmes… »[12]. Preuve d’une belle intuition chez ce redoutable ennemi des juifs.

 

Un monothéisme sans dieu ?

La prière fondamentale du judaïsme est le Shema Israël. Elle se trouve au chapitre 6, verset 4, du Deutéronome[13]. En voici la première phrase, véritable credo : « Ecoute, Israël, YHWH, nos Elohîm, YHWH est un.[14] » Le lecteur s’étonne peut-être que nous adoptions ce « nos Elohîm », couramment traduit par « notre dieu », mais le terme hébraïque employé, Eloheïnou, est bien un pluriel, là encore[15]. Cette proclamation ne se conclue pas par « YHWH est unique », mais « est un », alors que l’hébreu biblique pouvait parfaitement adopter la première formule. C’est que l’unité n’est pas synonyme d’unicité. L’Elohîm d’Israël peut être un et côtoyer de nombreux autres Elohîm. En revanche, si la diversité interdit l’unicité, elle n’empêche nullement l’unité[16].

Le tétragramme, YHWH, est donc un, mais avancer cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres dieux, fort nombreux d’ailleurs, notamment à l’époque où le texte est rédigé. Des centaines, voire des milliers d’Elohîm coexistent, mais celui d’Israël est unitaire, même s’il peut être pluriel, au moins subjectivement, comme on l’a signalé avec les Elohîm des patriarches.

Etonnamment, c’est peut-être grâce à l’être humain que l’on peut mieux comprendre cette distinction entre unicité et unité.

Au début du verset 26 du chapitre 1 de la Genèse, nous lisons une déclaration étrange : « Elohîm dit : nous ferons l’homme à notre image, à notre ressemblance… » (Na’asséh Adam betsalménou, kidmoténou). Comment est-il possible de ressembler à ce qui ne ressemble à rien et d’être à l’image de ce qui n’en a pas ?

Il faut interroger les mots employés ici par le texte biblique pour en vérifier le sens. « Image » traduit le terme hébreu tsél, conjugué dans le verset (tsalménou, « notre image », betsalménou, « à notre image »). Ce dernier vient de tsélèm, une ombre[17]. Il serait donc plus juste de parler d’une évocation ou d’une résonance que d’une image. Quelque chose qui rappelle Elohîm, mais qui ne lui ressemble pas au sens strict de ce verbe. Le verset en rajoute, si l’on peut dire, en renforçant l’affirmation avec le terme kidemouténou, rendu par « notre ressemblance ». Or, le préfixe de ce mot n’est pas , « à », mais ki, « comme ». Une traduction plus fidèle serait donc ici « comme notre ressemblance », ce qui n’est guère recevable en français. Malgré tout, ce « comme » évoque un rapprochement, une espèce d’affinité. L’homme a « comme » une parenté avec Elohîm.

La question soulevée par ce passage de la Genèse est alors : en quoi l’homme peut-il ressembler à l’Elohîm d’Israël ?

D’emblée, nous pouvons écarter la substance, la forme, la durée de vie, le lieu de résidence, le patronyme et tout ce qui rapprocherait la divinité d’une personne humaine. Quels points communs s’imposeraient entre Elohîm et l’homme, étant exclue toute similitude de façade ? A notre sens, il en existe deux, dont le premier paraît évident, la capacité créative, le second plus délicat, l’unité plurielle.

L’être humain est capable de concevoir, de donner corps à des projets, de fabriquer des objets et d’engendrer des êtres qui portent sa marque. Il invente et façonne des outils et des machines qui augmentent ses capacités d’action sur la nature, il créé des œuvres de l’esprit, il modifie l’espace à l’intérieur duquel il vit en le modelant à volonté. Surtout, il est capable de donner la mort et la vie. De nos jours, il peut même produire cette dernière autrement que par le simple rapport sexuel, comme l’avait déjà imaginé Mary Shelley dans son roman devenu un succès au cinéma, Frankenstein[18]. Il se comporte donc comme l’Elohîm d’Israël, YHWH, au travers des quatre étapes que regroupe toute création : l’inspiration, l’imagination, la mise en forme et la finition, même si celles-ci peuvent se chevaucher ou s’enchevêtrer dans l’esprit du concepteur. Certes, l’homme n’a pas enfanté le monde, et tout croyant pourra objecter que l’envergure des réalisations démontre qu’Elohîm se situe largement hors de portée des capacités humaines, mais l’objet de cette réflexion n’est pas d’identifier Adam à son créateur, seulement d’envisager leur correspondance.

L’autre ressemblance est plus subtile, mais peut-être plus forte encore. Il s’agit de la dualité, l’unité plurielle de l’être humain et de l’Elohîm d’Israël.

Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais offre à son héros, dans la scène III de l’acte V de sa pièce, un extraordinaire monologue qui, plus d’un siècle avant Freud, nous met sur la voie : « Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues… ».

Tout y est : non seulement le génie de Beaumarchais nous rappelle que le moi est un « assemblage informe de parties inconnues », l’apparentant au « ça » freudien, mais il souligne combien de vies différentes son personnage a connues. En un mot, il est pluriel, à l’intérieur de lui-même comme vis-à-vis du monde extérieur. Chacune et chacun d’entre nous peut reprendre à son compte cette conception de l’être que nous sommes, mélange d’invariant et de multiplicité. Avec cependant cette unité corporelle, qui nous démarque aux yeux de tous. De notre naissance à notre mort, nous expérimentons cette pluralité unitaire qui nous permet de toujours évoluer, de changer, de nous révéler à nous-mêmes, de nous perdre, de nous retrouver, d’être tout la fois nous et plusieurs autres. N’est-ce pas ce qu’exprimait Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny, le 15 mai 1871 en lui écrivant : « Je est un autre » ? N’est-ce pas aussi ce que notait Montaigne à propos de lui-même : « Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même : on s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi.[19] »

 

Une dynamique de l’indicible

Si YHWH demeure indicible, cette dimension existe aussi au cœur de l’être humain. Quelque chose qui ne se laisse jamais saisir, qui résiste à toute enquête, en dépit du savoir que l’on peut acquérir sur soi-même et qui, néanmoins, nous interroge en permanence. Si à 1 500 ans de distance, Freud répond au « Connais-toi toi-même » de Socrate, nous savons que cette exploration n’a pas de fin. L’indicible continue de régner en nous comme il ressortit à l’Elohîm d’Israël. Il nous impose de chercher la vie et ses multiples facettes à l’intérieur de nous-même, mais aussi de construire des relations interpersonnelles débouchant sur une société. Il se trouve au cœur de notre être et sert aussi de socle à l’élaboration d’une éthique. Il nous interdit de renoncer à l’un et à l’autre aspect de notre existence. Il nous rappelle que nous ne pouvons jamais nous arrêter à un « je suis », et qu’en nous ne cesse de s’affirmer un « je deviens ». Comme en écho intérieur au « Je serai » mosaïque propre à YHWH.

[1] Essais, Livre II, Chapitre XII.

[2] « Béréshit bara Elohîm. »

[3] La terminaison im, ou îm en hébreu, indique un masculin pluriel. L’accent circonflexe sur le i exprime un i long.

[4] C’est entre les VII et XIe siècles de notre ère que des voyelles furent apposées au texte par des érudits appelés Massorètes (de l’hébreu massorah, « lien ») pour en stabiliser la prononciation. Ce faisant, des choix furent opérés, sur lesquels nous reviendrons. Notons qu’un texte sans voyelles est parfaitement lisible pour qui dispose du vocabulaire. En français, l’usage contemporain des sms nous en convainc. Ainsi, la phrase suivante est facilement déchiffrable : « Bnjr, cmmnt ç v ? » (Bonjour, comment ça va ?).

[5] Il existe 58 occurrences de ce terme dans la Torah.

[6] Tsébahot est aussi le pluriel de mot tsavah, « armée ». Il existe 274 occurrences de ce terme dans la Torah.

[7] Il n’est pas nécessaire que Moïse ait existé pour explorer le texte. Il est possible qu’il soit un « personnage conceptuel », pour reprendre une image de Gilles Deleuze, c’est-à-dire une incarnation de la pensée qui en facilite la compréhension.

[8] Comme Homère, comme Platon, comme Diderot, comme Freud et tant d’autres après la Bible, le dialogue (entre YHWH et Moïse) est ici aussi un procédé littéraire efficace pour convaincre le lecteur. Si Moïse est face à son miroir, c’est avec lui-même qu’il dialogue, comme un homme qui procède à son examen de conscience, et qui aussi, peut-être, travaille à identifier son inconscient.

[9] אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה

[10] Il est fautif d’écrire « Je suis celui qui est », comme on le voit parfois, ou « Je suis qui je suis ». D’autant que le verbe être ne peut pas, en hébreu, se conjuguer au présent. D’un point de vue éthique, le mode futur du verset est déterminant.

[11] Dans le texte biblique, le o de léolam ne s’écrit pas avec la lettre waw, qui selon le contexte est un o ou un v, mais avec un aïn (lettre muette) surmonté d’un point, signe du o également. Le aïn se trouve, lui, dans le verbe « cacher ».

[12] Tacite, Histoires, présenté par Emmanuel Berl, Le Livre de poche, 1963, p. 403.

[13] Ce mot vient du grec, et signifie « deuxième loi ». C’est le cinquième et dernier livre du Pentateuque ou Torah, intitulé Devarim en hébreu, c’est-à-dire : « paroles ».

[14] En hébreu, en lisant de droite à gauche : אֶחָד יְהוָה אֱלֹהֵינו יְהוָה יִשְׂרָאֵל שְׁמַע

[15] Réduction de l’hébreu Elohîm shélanou, « nos Elohîm ».

[16] N’est-ce pas évident dans la vie courante quand, par exemple, on appelle des composantes politiques différentes à l’unité ? Ou encore s’il est question d’une équipe de football : elle est une, composée de plusieurs joueurs, et nullement unique bien sûr.

[17] Le verbe létsalèm (mlxl) signifie photographier en hébreu moderne. Un cliché ne capture pas une personne mais une forme, plus proche d’une ombre que de la réalité physique saisie.

[18] Le livre raconte comment le docteur Victor Frankenstein réussit à insuffler la vie à un être composite, dans son laboratoire. Mary le publia en 1818, anonymement, après l’avoir écrit pour se désennuyer d’un séjour sur les lacs italiens, où devait se reposer son mari, le poète britannique Percy Shelley.

[19] Essais, Livre III, chapitre 11.