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Réflexions pour une gouvernance mondiale renouvelée (2010)

Il fut un temps où, dans la tête des hommes, la terre n’était qu’une surface. De nos jours, c’est d’abord une sphère. Le champ, jusque-là omniprésent, disparaît peu à peu de notre esprit au profit de la planète. De sorte que le mot d’ordre contemporain n’est pas de sauver l’agriculture mais le globe. Comme si d’ailleurs l’un n’allait pas sans l’autre. Ce glissement de vocabulaire témoigne des priorités qui envahissent le monde – à tout le moins occidental. Réchauffement climatique, effet de serre, production de Co2 : autant de notions entrées dans les mœurs tandis que la faim continue de tuer, que des millions d’êtres humains vivent sous le seuil de pauvreté, que se côtoient opulence et misère, que les progrès du génie génétique continuent d’effrayer, que les marchés de produits agricoles demeurent insuffisamment régulés, que les rivalités nationales l’emportent sur les exigences du développement.

Nulle pleurnicherie dans ces constats, seulement un point de départ pour poser une question : comment organiser une gouvernance mondiale équitable ?

S’efforcer de répondre à cette question implique, me semble-t-il, une triple réflexion. La gouvernance actuelle est-elle durable ? De quel(s) type(s) d’organisme(s) avons-nous besoin ? Comment s’y prendre pour avancer concrètement ?

La gouvernance actuelle

Pendant des siècles, pour ne pas dire des millénaires, les puissances à l’œuvre dans l’espace politique se réduisaient aux princes et à leurs familles. Les villes-Etat dominèrent avant que les Etats-Nations ne s’y substituent. Les conflits se multipliaient auxquels des guerres incessantes offraient le débouché naturel. La paix durait peu, juste le temps que la violence retrouve ses droits. Il fallut attendre le XXe siècle pour que soient imaginés des organismes intermédiaires, chargés de régler pacifiquement les contentieux. Les organisations internationales jouèrent dès lors, pour ainsi dire, le rôle de joints de dilatation. Amortisseurs de chocs, la quasi-totalité d’entre elles sont nées après la Seconde guerre mondiale.[1] Quelle que soit cependant leur dénomination, leur première caractéristique est d’être inter/nationales, c’est-à-dire entre les nations. Ce statut entraîne qu’elles sont les cénacles où s’affrontent leurs membres. Chacun des Etats mandate ses représentants pour défendre ses propres intérêts. Les organisations reflètent ainsi les rapports de force dans le même temps où elles s’efforcent de parvenir à des solutions de compromis sans fâcher leurs commanditaires.[2]

Une institution cependant ne relève pas exactement de cette logique. Née d’un accord entre Etats, elle se situe au-delà de chacun, comme en surplomb, et, pourquoi ne pas le dire, comme un organisme supra ou a-nationale. Il s’agit de la Banque centrale européenne (BCE). Par le renoncement au droit régalien majeur qu’est le pouvoir de « battre monnaie », les membres de l’Union européenne qui ont construit ensemble la BCE se sont dotés d’un pouvoir qui les dépasse. L’indépendance de ce dernier – qui suscite, par intermittence, toujours la même critique, de moins en moins acérée il est vrai – témoigne d’un changement qualitatif sur lequel il n’est pas inutile de réfléchir.

Les pays européens membres de la Communauté ont développé des relations régulières pendant plus de quarante ans avant que la BCE ne voit le jour. Le rapprochement des économies nationales fut une condition nécessaire pour créer la nouvelle autorité monétaire, mais chacun sait que le processus est loin d’être achevé, comme en témoignent l’impératif de la convergence budgétaire qu’à souligné la crise déclenchée par les difficultés grecques en 2010. Il reste que la création de la BCE est intervenue à un moment (1999) où l’Union européenne était loin d’être achevée. Même si l’Institut d’émission participe de cette élaboration, cela signifie qu’il n’est pas impératif d’être parvenu à une union politique accomplie pour engendrer une institution supranationale. Le déclin – passager ? – de l’idée fédéraliste européenne l’atteste d’ailleurs. Le primat de l’intergouvernementalité depuis dix ans a-t-il empêché la naissance de la BCE ?

Inutile de préciser le cas de l’espace mondial est sensiblement différent. S’il existe des rapprochements – l’ASEAN ou l’ALENA en témoignent – ils sont d’abord de nature économique. La seule institution qui s’efforce d’organiser le dialogue politique est l’ONU, mêmes si des organes comme l’OMC traitent les questions sous un angle multinational.

De quels types d’organismes avons-nous besoin ?

Le quotidien nous aveugle souvent. Il ne nous permet pas de restituer spontanément le mouvement de l’histoire. Il nous faut prendre du recul, envisager le présent au-delà de son apparence pour nous projeter dans un futur désiré. Même si l’utopie nous guette, il est indispensable de penser une autre organisation du monde, comme le firent les pères fondateurs des institutions qui existent encore aujourd’hui. La Société des nations (SDN) échoua parce qu’elle présupposait le problème résolu : sa dénomination exprime déjà l’idée d’une réalité effective, alors qu’il fallait tout au contraire l’élaborer. L’Organisation des nations unies ne commit pas la même erreur : il s’agissait bien de travailler à une unité qui n’existe pas d’emblée. Cela dit, celle-ci n’existera sans doute jamais. Plutôt que de la rechercher, ne faut-il pas mieux entreprendre une démarche plus économique ? S’inspirer de l’exemple européen ?

Si l’Union européenne est celle de l’émergence, lente, d’une souveraineté nouvelle dépassant chacun de ses membres, l’Europe pré-communautaire est celle de l’émergence des Etats. Ces derniers se sont imposés somme toute assez récemment. A l’issue du Moyen Age encore les frontières que nous connaissons aujourd’hui restaient mouvantes, floues. En quelques siècles s’effectue le passage de la famille ou de la tribu à l’Etat. A ce sujet, Hegel écrivait : « Comme citoyens (d’un) État, les individus sont des personnes privées qui ont pour but leur intérêt propre ; comme celui-ci est obtenu à travers l’universel qui apparaît ainsi comme un moyen, ce but ne peut être atteint par eux que s’ils déterminent leur savoir, leur volonté et leur action selon une modalité universelle et se transforment en anneaux de la chaîne qui constitue cet ensemble ».[3] Autrement dit, le processus par lequel s’objective la construction étatique est complexe, jusqu’à ce qu’il devienne une donnée immédiate de notre conscience – pour reprendre une expression chère à Henri Bergson. L’Etat est tout à la fois extérieur à chaque citoyen[4] et intériorisé comme puissance tutélaire[5]. Le mouvement par lequel peut se construire une conscience supranationale emprunte à la même logique. Qui, de nos jours, n’entend pas la sempiternelle rengaine de la mondialisation ? Ce qui, jusque-là, relevait d’une conception analytique se transforme peu à peu en perception sensible. Nos aliments, nos vêtements, nos véhicules, nos ordinateurs, nos appareils ménagers, nos équipements électroniques témoignent tous d’une présence de plus en forte du monde autour de nous. Nous sommes toujours insérés dans le monde, mais celui-ci est en nous chaque jour d’avantage. Nous mesurons que rien de durable ne peut plus être tenté hors de lui. Son omniprésence nous surdétermine. Ainsi, peu à peu, cessons-nous de penser le globe à partir d’une généralisation de notre environnement local – comme pouvaient s’y adonner les Grecs antiques – et commençons-nous de penser la totalité avant la particularité. C’est d’ailleurs un principe déjà passé dans les faits avec la notion de subsidiarité.

Il résulte de ces réflexions que l’économie, mondialisée, suivant l’expression consacrée, est devenue aujourd’hui globale avant d’être nationale. L’espace occupé par les échanges de toutes sortes (biens, services, capitaux) s’appuie encore sur les territoires nationaux mais comme des terrains d’envol, non comme des lieux de résidence. Carte économique et atlas politique ne se recouvrent plus. Les Etats comptent les flux qui les traversent (notamment à l’aide du PIB) mais sont incapables de les contenir. La moindre crise d’envergure est désormais planétaire. Cela n’empêche pas les gouvernements de croire qu’ils peuvent continuer d’agir plus ou moins isolément, ou en tout cas en ordre dispersé. La confusion financière des années 2007-2009 le montre amplement. La gouvernance économique mondiale n’existe pas, il faut l’inventer.

Cela ne signifie pas appeler de ses vœux un gouvernement mondial mais placer le principe de régulation au cœur des nouveaux dispositifs. Celui-ci tend à s’imposer au sein même des Etats, dans des domaines aussi différents que les grands réseaux (ferroviaires, électriques, aériens, téléphoniques, autoroutiers, hertziens), la finance (SEC[6] aux USA, AMF[7] en France) ou l’audiovisuel (CSA par exemple). S’instaure ainsi peu à peu une tripartition qui permet de séparer les fonctions : le souverain (union fédérale, pays, région, ville, land, commune, etc.) définit une orientation générale, l’opérateur (entreprise privée, publique, mixte, coopérative, etc.) agit, le régulateur (institution indépendante) contrôle et prescrit. Elevé d’un cran, ce même principe pourrait aussi commander aux Etats. Ces derniers deviendraient les équivalents des opérateurs, l’organisme régulateur restant l’institution chargée de garantir le bon fonctionnement concret du système. Quant au nouveau souverain, ce serait un délégataire de souveraineté à qui les Etats auraient transmis la leur pour les questions qui exigent une universelle incontestable : l’autosubsistance ou le climat, par exemple.

Certes, aucun souverain n’existe dans l’ordre mondial mais un consensus global, néanmoins, se dégage peu à peu sur certains thèmes majeurs, comme la protection de l’atmosphère terrestre. Impossible d’arrêter des mesures nationales si quelque grand pays ne les respecte pas.[8] Progresse ainsi la prise de conscience d’une aventure commune sur la Terre, même si sa lenteur peut parfois décourager les plus impatients. Les organisations internationales, pour imparfaites qu’elles demeurent, ont largement contribué à promouvoir l’idée d’une régulation. Elles peuvent d’ailleurs être vues comme des régulateurs, celle-ci  des relations politiques, celle-là des transactions commerciales[9], cette autre des rapports de travail. Quant à celles qui sont chargées des interactions monétaires et financières, elles restent encore modestes – en dépit de l’existence du FMI ou de la Banque mondiale.[10] Il est temps désormais de construire un autre type de régulation – donc de gouvernance – au niveau mondial.

Comment s’y prendre pour avancer concrètement ?

L’idée que développent les lignes suivantes s’inspire du modèle européen. Il s’agit de doter le monde d’une Banque centrale, que nous appellerons la BCM.[11] La proposition peut surprendre. Pourquoi donc une telle idée ? Elle a pour but d’insérer au cœur de toute action d’avenir l’impératif de d’autosubsistance pour tous les peuples et pour tous les pays de la planète. Est-ce là utopie ? Nous ne le pensons pas, de même que la BCE, devenue aujourd’hui une évidence, non plus que toutes les organisations nées au XXe siècle, que les hommes du XVIIIe siècle n’auraient pas osé concevoir.

Imaginons donc une BCM. L’ensemble des pays du monde ont arrêtés ses statuts, sous l’impulsion, par exemple, du G 20. Plusieurs départements sont créés, dont l’un, bien sûr, dédié aux questions agricoles. Ce département lance des avances pour soutenir à long terme les projets retenus à partir de critères simples : élever la productivité, permettre aux paysans de vivre de leurs produits, limiter l’espace dévolu au marché tant que la subsistance locale n’est pas assurée. Ces actions s’inscrivent dans le cadre d’un programme mondial pour permettre à chaque pays d’accéder à l’autonomie alimentaire.

Rappelons-le, la BCM n’est pas mandatée par chacun des pays qui ont contribué à sa constitution. Elle jouit donc d’autonomie, voire d’indépendance à l’égard de ses fondateurs. C’est une Banque centrale. Le pouvoir dont elle est investie lui confère une puissance supérieure aux autres banques centrales, même si elle relève du même principe et procède comme elles dans sa pratique. Elle est chargée de lancer dans la circulation une monnaie servant de paiement à la surface du globe. Bien entendu, dans un premier temps –plus ou moins long – cette nouvelle « devise » peut n’être que scriptural et ne solder les transactions qu’entre Banques centrales. L’essentiel est que la BCM dispose de cette capacité créatrice déterminante.

En ce qui concerne le fonctionnement de la BCM, une question majeure se pose, décomposée en deux temps : comment s’opère le mécanisme de création ? A quelle hauteur ?

Répondre à la première question suppose que chaque pays ou groupe de pays dispose d’un compte auprès de la BCM, géré par sa propre Banque centrale.[12] Toute création monétaire de la BCM donnera lieu à une inscription au crédit du compte de la Banque centrale nationale bénéficiaire. Celle-ci pourra dès lors distribuer les avances, en accord avec la BCM et sous son contrôle. La seule question décisive est la suivante : quoi financer ? Les projets ne manquent pas ! L’accès à une eau potable, la récupération et le traitement des eaux usées, l’alphabétisation, l’apprentissage des techniques agricoles de base, l’établissement de réseaux électriques, la construction de voies routières et de moyens de communication, pour ne proposer que quelques exemples évidents, relèvent d’absolues nécessités dans certaines régions du monde (Afrique, notamment). Ces programmes seraient prioritaires, dans la mesure où ils permettraient de tendre à l’autosubsistance dans ces zones de la planète. Concrètement, cela s’effectue de la façon suivante.

La BCM crédite dans ses livres le compte de la Banque centrale du pays A d’une somme déterminée. Celle-ci est évaluée par les experts de la BCM, en relation avec les personnes concernées dans le pays bénéficiaire. Les unités de compte de la BCM sont utilisables dès ce moment. Il est néanmoins évident que la « monnaie BCM » n’aura pas cours légal sur la planète. Comme ce fut le cas de l’ECU en Europe, et pendant un temps celui de l’euro, la monnaie BCM viendra s’ajouter à celles existantes. Prototype d’une monnaie unique mondiale, elle ne sera d’abord qu’une monnaie commune. Il sera donc essentiel de déterminer les relations de change entre cette nouvelle unité monétaire et les devises en circulation dans le monde. C’est avant tout une question technique. Le résultat immédiat est que le pouvoir d’achat du pays A se trouve spontanément accru du montant reçu. Afin d’éviter des créations monétaires inconsidérées, inflationnistes, une étroite collaboration sera indispensable entre la BCM, les Banques centrales nationales, les gouvernements et les entreprises susceptibles de répondre aux demandes. Certains  dérapages ne pourront sans doute pas être évités (corruptions locales, par exemple), mais faut-il renoncer à une grande aventure parce qu’elle comporte des risques ? Le pays A devra bien sûr rendre des comptes, c’est-à-dire montrer en quoi les fonds alloués ont augmenté ses capacités d’autosubsistance. Il faut encore ajouter que dans un monde organisé en États nations jaloux de leurs prérogatives et gouvernés par l’égoïsme, prendre aux uns pour donner aux autres relève plus d’une logique de la charité que d’une recherche systématique de l’intérêt global. Seul ce dernier peut conduire les pays riches à s’intéresser à leur environnement comme à un élément vital. La BCM pourrait puissamment y contribuer.

Références

[1] Citons, à titre indicatif, l’ONU, le FMI, la Banque mondiale, l’OCDE, la FAO, l’OMC, l’OMS, etc. La SDN ou le BIT, par exemple, sont apparues entre 1918 et 1930.

[2] A ces deux grands acteurs de l’espace mondial sont venus s’ajouter deux nouveaux protagonistes de moins en moins négligeables : les ONG et les individus. Depuis la Croix Rouge à la fin du XIXe siècle, les premières n’ont cessé de se multiplier, devenues aujourd’hui plusieurs dizaine de milliers. Quant aux personnes physiques, elles montent en ligne, si on peut dire, grâce à Internet, elles qui jusque-là restaient passives ou instrumentalisées.

[3] Préface aux Principes de la philosophie du droit, Gallimard, « Tel », 1992, p. 221.

[4] L’expression française « Ils ont encore fait des travaux » l’exprime quand il s’agit pourtant d’opérations qui concernent chacun.

[5] Par opposition à la note ci-dessus, Eschyle écrit : « L’Etat, c’est toi. »

[6] Security exchange commission.

[7] Autorité des marchés financiers.

[8] Plus généralement, pour autant que son sort dépende effectivement de ses habitants, la planète Terre tout entière pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une inscription au patrimoine mondial de l’humanité.

[9] A titre d’exemple, la déclaration finale de Hong-Kong en 2005 conforte le cadre de l’agriculture européenne jusqu’en 2013. L’Europe a consenti à éliminer, d’ici à 2013, ses subventions aux exportations.

[10] Certaines sont limitées à des accords privés, comme par exemple l’IASB (International Accounting Standards Board).

[11] Cette proposition figure à la fin de notre ouvrage D’où vient l’argent, publié en 2006 aux Editions du Panama. La réédition chez Hermann est prévue pour 2011. Nous ne reprenons ici que le principe, sans entrer dans les détails qui se trouvent dans l’ouvrage.

[12] C’est le cas aujourd’hui avec le Fonds monétaire international et pour les pays de la zone euro avec la BCE.