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Au sein du décalogue, la cinquième parole (commandement) est d’ordinaire traduite ainsi : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que YHWH ton Elohîm t’accordera » (Exode : 20, 11). Cet énoncé est tellement connu que l’on peut se demander s’il est nécessaire d’y revenir. Pourtant, trois points devraient attirer l’attention : d’abord, qu’est-ce qu’honorer ? Ensuite, pourquoi le fait d’honorer son père et sa mère prolongerait-il les jours d’un enfant ? Enfin, comment se fait-il que l’injonction ne se préoccupe aucunement de la qualité des parents ? Elle propose la même chose aux enfants d’un héros et à ceux d’un salaud, sans distinguer non plus entre une mère tendre et une autre indigne. Si donc Hitler avait eu des descendants, ceux-ci auraient dû suivre la cinquième parole. Cela même impose de commencer par nous interroger sur son terme initial.

Honorer quelqu’un, est-ce l’aimer, le révérer, le respecter, l’adorer ? On peut aimer un chien, révérer un artiste, respecter un professeur, adorer une idole. Ces attitudes ne rendent pas assez précisément l’esprit attaché au vocable hébreu. Le verset s’ouvre par le mot kaved (ou kabed), qui provient du verbe lékabed, lequel comporte un premier sens indiscutable, « respecter, honorer, servir avec attention », mais aussi un second, lié intimement au premier, « être lourd ». Comme l’a signalé Marc-Alain Ouaknin, le début de la phrase biblique peut aussi signifier : « Lourd ton père et lourde ta mère ». De fait, honorer une personne consiste à reconnaître son poids, tandis que la mépriser revient à lui dénier toute considération, à l’alléger. Autrement dit, quand j’honore quelqu’un, je lui attribue de la pesanteur. A la racine hébraïque du mot kaved (k, b/v, d) correspondent plusieurs idées, outre la considération : « peser sur », « alourdir », « appesantir », « rendre lourd ». L’idée de poids est immédiatement présente, dès lors qu’il s’agit de la vérité et non de vulgaires compliments ou de flagorneries. Faire état des qualités d’une personne et de ses actions revient à charger ses épaules du poids qu’on lui reconnaît. La remarque du rabbin Ouaknin n’est donc pas seulement humoristique, elle est profonde.

Avant de poursuivre, notons que le verset ne traite pas des parents comme un tout, mais de leurs deux composantes. Un père et une mère sont des êtres différents et s’ils doivent être honorés, il n’est pas question de les confondre. Il faut donc considérer différemment chacun. Or, nous savons tous qu’il est très difficile de percer la vérité d’un être, sa vie, son psychisme, son aspect social, son comportement privé, sa part d’insondable. Freud parlait du « ça » pour évoquer cette dernière, une machinerie intime dont le fonctionnement intime nous échappe. C’est pourquoi la parole biblique prescrit d’identifier aussi précisément que possible ce qui revient à nos parents. Faut-il en déduire que la Bible nous met en garde contre leur importance excessive ? Exprimerait-elle l’idée que ces deux personnes si proches nous pèsent, tant leur influence sur nous peut être grande ? Il n’est pas exclu que cette dimension soit présente dans le texte, mais elle est secondaire. Nos ascendants représentent un héritage, pas seulement génétique : il est possible qu’ils aient été présents, attentionnés, aimants, et même qu’ils aient cherché le chemin de notre cœur. Il se peut aussi qu’ils nous aient ignoré, ou, pire encore, qu’ils aient agi violemment à notre encontre. Il arrive aussi que nous ne les ayons pas connus. Dans tous les cas cependant, ils nous ont marqué d’une manière ou d’une autre au sceau de leur propre existence. Impossible d’annuler cette filiation.

Face à cette réalité, la cinquième parole prescrit donc quelque chose de décisif : non pas craindre la lourdeur de chacun de nos parents mais au contraire être capable de savoir très justement ce qu’ils représentent. Discerner leurs personnalités, afin qu’elles ne pèsent ni plus ni moins que ce qu’elles sont. En somme, contrairement à une idée-reçue, les apprécier, les évaluer. Le psychanalyste Daniel Sibony souligne que distinguer les poids respectifs de notre père et de notre mère permet de ne pas tomber dans la névrose où justement ils pèsent d’un poids que nous leur attribuons a priori. Cela pour ne pas nous tromper nous-mêmes sur ce qu’ils sont et sur ce que nous sommes. Autrement dit, la cinquième parole nous prescrit de travailler à identifier clairement de qui nous descendons afin d’éviter toute méprise et d’être pleinement nous-mêmes. Tout cela est incorporé dans ce mot, kaved. Cependant, ce n’est là que la première partie du verset. La seconde est, de prime abord, très étrange. Qu’affirme-t-elle ?

Toutes les versions adoptent pour suite : « afin que tes jours se prolongent sur la terre que YHWH ton Elohîm t’accordera », comme si le fait d’honorer notre père et notre mère entraînait une prolongation de notre vie. Qui peut raisonnablement penser cela ? Il est nécessaire, là encore, de regarder de près les termes utilisés par l’hébreu. Le verbe léha’arikh veut dire effectivement « prolonger », ou encore « rendre long », mais pas « se prolonger », pour lequel il en existe un autre, très proche, pronominal comme en français (léhit’arèkh). Strictement, le texte utilise une forme active, « ils prolongeront » (ya’arikhoun ya’arikhou en hébreu contemporain). Cette formulation est pour le moins ambigüe : pour augmenter le nombre de nos jours sur terre, suffirait-il d’honorer nos procréateurs ? Ces derniers disposeraient-ils du pouvoir de nous gratifier ainsi, à supposer que cela relève de leur intention ? Dans un cas comme dans l’autre, nous butons sur une absurdité.

La solution tient dans la locution hébraïque employée dans le verset, lémaân. Elle signifie effectivement « afin que », mais il faut immédiatement écarter un malentendu possible. Si je dis : « je reste auprès de vous afin que vous ne soyez pas seul », ou « conduisez prudemment afin d’éviter un accident », ou encore « couvrez-vous afin que nous ne preniez pas froid », il n’est nullement question dans le « afin que » d’une récompense mais d’une conséquence. Semblablement, honorer son père et honorer sa mère peut éventuellement procurer un bénéfice, mais cela entraîne surtout un résultat déterminant : si je suis capable d’avoir une idée claire sur leurs poids respectifs, je saurai qu’il s’agit des leurs, non du mien. Je serai donc moins enclin à prendre ces masses sur mes propres épaules, plus apte à tracer la frontière entre eux et moi. Ce faisant, j’augmenterai les chances de ne pas me tromper sur moi-même. Je ne dépenserai pas mon temps à réparer la vie de ceux qui m’ont mis au monde, ou à leur en vouloir de ce qu’ils sont, ou à me construire uniquement par rapport à eux. Je serai moi, ils seront eux. En ce sens, mes jours ne seront pas amputés par des actions qui me déporteraient de moi-même. Ils seront plus intenses, plus denses, autrement dit plus longs. La cinquième parole s’entend alors de la façon suivante : « Donne son véritable poids à ton père et donne son véritable poids à ta mère, en conséquence de quoi tes jours seront prolongés… » Comme l’a écrit Elie Wiesel, les enfants d’un criminel ne sont pas des criminels, mais des enfants. Et les enfants d’un héros, des enfants aussi, pas des héros.

Il est à noter qu’un père et une mère peuvent orienter leur éducation dans ce sens, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Raison pour laquelle le texte biblique s’adresse uniquement à l’enfant, pas à ses parents, même s’il est destiné lui aussi à enfanter un jour. Cette expérience pourra d’ailleurs lui servir s’il veut agir dans le bon sens et ne pas peser en mal sur sa progéniture. Par ailleurs, il est à noter que rien n’interdit d’élargir le précepte biblique au maître, au disciple, à l’ami, plus généralement à autrui : le respect de l’autre pour ce qu’il est, permet de prolonger nos propres jours en évitant de vivre dans l’amertume, la rancœur, l’acrimonie et plus généralement dans l’animosité qui mine le cœur, comme l’avait noté Spinoza.

Avec la cinquième parole, il ne s’agit donc pas d’aimer son père et sa mère – même si cela n’est évidemment pas exclu – mais de savoir qui est qui. En ce sens, les descendants d’un félon ou d’un monstre, comme ceux du plus juste parmi les justes, ont tout intérêt à mettre en œuvre la logique biblique. Non pour condamner ou pour pardonner mais pour bien établir la responsabilité de chacun. Il est question ici d’une exigence éthique : non pas juger, ce qui serait tout à la fois destructeur et sans objet, mais jauger. La Bible n’a donc pas seulement ouvert sur le monothéisme mais aussi sur l’humanisme.