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Si les mythes n’avaient pas la vie dure, la raison les aurait dissous depuis longtemps. Il en est un plus vénéneux que d’autres, celui de « peuple élu ». « Elu ? Enfin, disons en ballotage », rectifiait Tristan Bernard, dont l’humour grinçant n’est pas arrivé à modifier la donne.

Nulle part vous ne trouverez « peuple élu » dans la Bible, ce qui s’écrirait ‘am nivhar (le h ici se prononce à peu près comme la jota espagnole). L’expression qu’en revanche on rencontre trois fois dans le Deutéronome (7/6, 14/2, 26/18) est ‘am ségoulah. Ce dernier mot a la même racine que les deux verbes léhistagel, « s’adapter », lésagel, « aider quelqu’un à s’adapter », et d’un verbe qui n’a pas d’infinitif, qui donne au présent mésougal, « je suis adapté », c’est-à-dire « avoir été capable » de changer.

D’un côté, l’idée de « peuple élu » flatte un orgueil mal placé pour certains, qui s’estiment au-dessus des autres. Le prophète Amos (mort en 745 avant notre ère) mettait déjà en garde les Hébreux contre cette dérive possible en leur rappelant que leur Elohîm avait traité d’une égale manière d’autres peuples, comme les « les fils de l’Ethiopie », les « Philistins de Cafter et les Araméens de Kir » (Am. 9/7), et qu’ils ne pouvaient donc pas tirer fierté d’être un ‘am segoulah.

De l’autre, il nourrit un antisémitisme multiséculaire, qui opérait longtemps avant que le concept lui-même ait été inventé en 1879 pour son propre compte par le journaliste allemand Wilhem Marr. Que de tirades ironiques à l’égard du soi-disant « peuple élu » par ses adversaires, ses ennemis, ses oppresseurs, de Saint Augustin à Hitler ! Aujourd’hui encore, l’expression domine des esprits peu enclins à étudier l’hébreu, ce qui peut se comprendre, mais aussi ceux pour qui la haine tient lieu de drogue journalière.

Pourquoi donc traduire « adapté » par « élu » ? Il est vrai que « peuple adapté » ne veut pas dire grand-chose. Adapté à quoi ? A son dieu ? N’est-ce pas le propre de toute religion de se déclarer en phase avec sa ou ses déités ? Adapté aux circonstances de la vie quotidienne ? En quoi cela distinguerait radicalement ce peuple de beaucoup d’autres ? Adapté à la persécution ? Peut-on raisonnablement penser qu’un peuple s’enorgueillirait d’être une victime expiatoire ? Nous sommes ici au cœur du cinquième livre du Pentateuque, ensemble attribué généralement à Moïse, malgré certaines incohérences relevées par Spinoza (1632-1677), lecteur attentif d’Ibn Ezra (1089-1167) et confirmées par l’archéologie contemporaine. Il s’agit d’un ensemble de prescriptions d’ordre éthique énoncées pour servir de loi au peuple qui les accepte.

Un détour par quelques phrases du Lévitique permet d’y voir plus clair. Voici ce que nous lisons au chapitre 19, verset 2, formulation que l’on retrouve au moins deux autres fois (11/45, 20/26) dans le texte, quand l’Elohîm d’Israël – le tétragramme YHWH – s’adresse à Moïse : « Parle à toute la communauté des enfants d’Israël, dis-leur : vous serez consacrés. Oui, je suis consacré, moi IHAdonaïVH, votre Elohîms. » (traduction d’André Chouraqui (1917-2007)).

Dans certaines versions, le mot kadosh, ici rendu par « consacré », est traduit par « saint ». La consécration renvoie notamment à la grâce ou à la bénédiction ; quant à la sainteté, lui sont attachées la béatitude ou la perfection. Dans un cas comme dans l’autre, le lecteur est invité à considérer qu’on touche ici à la sacralité. Cette lecture conduit cependant à une conclusion hâtive : elle entérine l’idée que les Hébreux sont bien un peuple choisi par l’Eternel, signe incontestable d’une élection.

Reconnaissons que si c’était le cas, il n’en faudrait guère plus pour justifier un rejet agacé. Au nom de quoi ce peuple se prétendrait-il « consacré » ou « saint » ? Quelle arrogance ! L’antisémitisme trouve ici un aliment naturel, que les traducteurs de la Bible lui ont peut-être servi sur un plateau. Il est pourtant possible de repérer dans ces passages une histoire sensiblement différente.

Le mot hébreu kadosh, employé dans ces versets, a en effet la même racine exactement (k, d, sh – en hébreu kouf, daleth, shin) que les verbes lékadesh, léhakdish et léhitkadesh, soit « consacrer », « dédier », « se consacrer à » (ou « se dédier à »). Certes, il est possible d’attribuer un sens religieux à l’idée de consacrer – par exemple une église –, ou de se consacrer à une divinité, mais on peut tout aussi bien se consacrer à ses enfants et consacrer du temps à une occupation très éloignée de la religion. Considérer lékadesh ou léhakdish comme exclusivement orientés vers la sanctification, à quoi est rattaché le mot « saint », revient à tirer le texte uniquement vers son versant religieux. Par surcroît, est-il raisonnable de penser que le texte biblique qualifierait identiquement l’Elohîm des Hébreux et ces derniers ?

Qu’YHWH soit considéré comme la perfection absolue, admettons-le, mais comment imaginer un attribut semblable pour un peuple ? Il est vrai que le verset ne dit pas « vous êtes consacrés », mais « vous serez consacrés ». Le futur, ici comme toujours dans la Bible, signifie : à partir de maintenant, sous condition. Si l’on parle donc d’avenir, qu’est-ce qui déclenchera la « consécration » du peuple ? Pour peu que l’on entende « consacré » dans le sens de « dédié à », voilà le terrain de la sainteté délaissé. Demeure néanmoins sous-jacente l’idée d’une sorte de privilège exorbitant, qui provoquera souvent au cours de l’histoire moquerie, indignation ou haine.

La jonction entre peuple « adaptable » et cette « consécration » permet de sortir de l’ornière où la qualification de « peuple élu » enferme les juifs et leurs ennemis. Nous pouvons désormais entendre le fameux verset de la façon suivante : vous ne serez pas comme les autres, non parce que vous êtes mieux qu’eux mais parce que vous aurez choisi de devenir les défenseurs d’une éthique, celle promue par la Torah. Si vous respectez son enseignement, vous vous distinguerez de tous les peuples que vous côtoyez. Comment ? Vous serez différents parce que vous ne sacrifierez plus à des idoles. Vous serez différents parce que vous vous souviendrez de votre servitude et que vous n’asservirez pas autrui. Vous serez différents parce que vous n’assassinerez plus. Vous serez différents parce que vous honorerez votre père et votre mère. Vous serez différents parce que vous ne commettrez plus de vol. Vous serez différents parce que vous refuserez l’adultère. Vous serez différents parce que vous vous efforcerez de faire régner la justice. Et enfin, vous serez différents parce que celui que vous porterez en vous n’aura plus rien à voir avec une idole. A une époque où tous les peuples de la terre adorent des idoles par centaines, masculines ou féminines, les Hébreux inventent une abstraction, une déité totalement différente de toutes les autres, sans nom, aussi omniprésente qu’invisible, non représentable et invitant ses fidèles à obéir, non à une statue ou à une figurine mais au fameux « Je serai » [Exode (3/14)], c’est-à-dire à l’appel du devenir. Nous peinons aujourd’hui à mesurer la rupture que dut représenter une telle conception.

Tout cela ne signifie pas que les Hébreux – et leurs descendants ou leurs héritiers, les juifs – soient indéfiniment restés différents des autres peuples. L’invitation à ne pas assassiner n’a-t-elle pas conquis la plus grande partie de l’humanité ? La prohibition de l’adultère, comme de l’inceste, n’a-t-elle pas gagné peu à peu un grand nombre de nations ? Le repos hebdomadaire ne s’est-il pas imposé dans la quasi-totalité des pays à la surface du globe ? Et si certains ne respectent pas encore ces comportements ou ces « acquis sociétaux », ils sont de moins en moins nombreux. Ainsi, de quelque manière que l’on retourne la question, l’idée d’une double différence, qui singulariserait les Hébreux et leur Elohîm, ne peut pas être assimilée à la proclamation d’une double sainteté.

Les hommes de l’époque biblique, habités par un imaginaire qui n’est plus le nôtre, ont pensé un monde meilleur que celui dans lequel ils vivaient. Ils ne s’y sont pas projetés spontanément, suivant une sorte de folie utopique. Quand le monothéisme s’empare d’eux, « il prend l’humanité dans une situation sauvagement réelle » note Emmanuel Levinas dans Difficile liberté. La Bible ne tombe pas du ciel pour proposer une cité idéale ; elle s’insère dans le monde tel qu’il est pour le changer, pour le rendre humain, pour lui permettre de devenir vivable. Ce faisant, elle inaugure une conception radicalement nouvelle, qui ne peut s’imposer que par le travail de l’être humain sur lui-même. La transformation du monde ne provient que du changement personnel, tel est l’un des grands enseignements bibliques. S’il devait exister une « élection », ce serait celle du devoir d’adaptation à une éthique humaniste.