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La laïcité est le produit d’une longue histoire. L’imaginer naître subitement avec la loi de 1905, dite de Séparation des Eglises et de l’Etat, n’en facilite pas la compréhension ni n’en stimule le soutien. Cependant, la toute première phrase de cette loi, où, soit dit en passant, le mot « laïcité » n’apparaît pas, est déterminante : « La République assure la liberté de conscience. » Un sujet, un verbe, un complément, et tout est dit. Cela seul condense le processus par lequel religion et société se sont détachées l’une de l’autre, sans nécessairement que la seconde rejette la première. Le rappeler paraît indispensable pour que la laïcité ne soit pas perçue comme un don soudain du ciel et retrouve une profondeur historique favorable à sa défense contemporaine. Elle ne fut pas octroyée, elle est une des conquêtes de l’humanisme.

Les mots et les idées

Dans un grand livre, Le Vocabulaire des langues indo-européennes, le linguiste Emile Benveniste montre que l’absence d’un terme dans une langue révèle l’inexistence du concept dans la pensée. Si le vocable fait défaut, c’est que la chose n’est pas conçue. Son émergence témoigne à contrario du détachement progressif de certains domaines, d’une évolution perceptive, d’un changement dans la manière aussi de qualifier les actes. Le mot « social », par exemple, ne connut un essor qu’après Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Jusque-là, son usage restait anecdotique, alors qu’il est désormais une donnée immédiate de notre conscience. Benveniste s’interroge ainsi sur de nombreux trous de langages dans l’histoire des civilisations et dans un chapitre intitulé Religion et superstition, il précise que nous traduisons un peu vite par « religion » le mot sanscrit dharma, qui signifie strictement « règle » : respect d’un rituel plus que d’une croyance. Notons d’emblée que le même raisonnement vaut pour la zone sémitique. De nos jours encore, « religion » traduit l’hébreu dat, alors que ce dernier terme veut dire « droit », « édit » ou « texte légal ». Quant au vocable latin religio, il est discuté depuis l’antiquité. Deux conceptions s’opposent, sans qu’aucune ne s’impose vraiment : il dériverait soit de legere, « cueillir, rassembler », soit de ligare, « lier ». La préférence marquée des chrétiens pour cette seconde interprétation a remodelé la conception romaine, pour qui la religio restait toute subjective. Dans le christianisme, le lien entre l’homme et Dieu l’emporte sur toute autre considération, ce qui ne cessera de s’affirmer jusqu’à nos jours.

Séparation et autonomie

Pourquoi rappeler ce type de questionnement quand un esprit d’aujourd’hui distingue le religieux du laïc tout aussi naturellement que l’économique du social, de l’environnemental ou du financier ? Voici le réponse de notre auteur : « On ne saurait concevoir clairement, donc dénommer la religion qu’à partir du moment où elle est délimitée, où elle a un domaine distinct, où l’on peut savoir ce qui lui appartient et ce qui lui est étranger. Or dans les civilisations que nous étudions, tout est imbu de religion, tout est signe ou jeu ou reflet des forces divines. »[1] C’est là un point difficile à imaginer pour nous. Dans le monde chrétien des premiers temps, et même encore en des siècles bien plus rapprochés de notre « modernité », la tâche essentielle de tout un chacun sur terre consistait prioritairement à obtenir son salut. Ce que nous appelons « religion » imprégnait l’ensemble des actions propres à une communauté. Les actes de la vie quotidienne comme ceux qui devaient marquer l’histoire étaient enveloppés dans une gangue leur interdisant toute autonomie. Le souverain représentait Dieu sur terre, qu’il s’agisse du Wa-na-ka grec (le meneur d’hommes), du pharaon ou de l’empereur romain (le « divin César »). Celui qui régnait sur la France, la « fille aînée de l’Eglise », était logé à la même enseigne. Cette situation a lentement évolué, à mesure que l’être humain conquérait son autonomie, jusqu’à ce que s’impose le concept d’Homme, le H majuscule englobant la totalité de humanité. Quand l’Auguste de Corneille proclame : « Je suis maître de moi comme de tout l’univers », un homme affirme son indépendance à l’égard de toute autre détermination que lui-même. Le « Je pense, donc je suis » de Descartes enfonce le clou définitivement. L’idée s’est ainsi répandue d’un être humain seul responsable de sa vie et de son destin, sans se référer à une quelconque puissance tutélaire extérieure pour justifier cette conception. La fameuse « querelle des investitures » (1075-1122) en est un témoignage parmi d’autres : le conflit entre le pouvoir impérial et le pouvoir sacerdotal attestait la lutte pour obtenir la suprématie. Dès lors s’est instaurée une ligne de partage entre ce qui ressortait au religieux et ce qui pouvait ne plus en relever – en l’espèce, la nomination des évêques. Ce mouvement a progressivement rendu la religion extérieure à la société, laquelle entendait non seulement conserver sa souveraineté acquise difficilement mais encore en accroître la portée. Ce premier grand échec du religieux marquait l’essor de l’humanisme – par opposition au monothéisme, même si les deux ne sont pas incompatibles – accentuant la séparation entre deux domaines immenses, le social et le religieux. Cette fois cependant, l’un pouvait être envisagé sans l’autre. Au point d’aboutir, dans certaines régions du monde, à une frontière nettement matérialisée. C’est ce qu’a instauré en France l’article 2 de la loi de 1905.

Public et privé

Cette évolution a produit, dans le même temps, la dissociation entre ce qui dépendait de l’individu et ce qui procédait du pouvoir. Quand l’article X de la Déclaration de 1789 édicte que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public », il sanctionne cette nouvelle réalité. Une ligne de démarcation bien nette entre ce qui relève du domaine public et ce qui appartient à l’espace privé permet ainsi l’affirmation de la liberté de conscience. Contrairement à l’histoire multiséculaire, pendant laquelle celle-ci faisait l’objet d’une attention autoritaire ou tyrannique, la nouvelle situation libérait les êtres humains de la tutelle religieuse et ils pouvaient dès lors démarquer le culte, comme la croyance, de toute autre activité. Non seulement dans la pensée, mais dans la pratique au jour le jour. Ces considérations valent pour les pays qui ont adopté cette logique. Nous savons que le totalitarisme peut être religieux ou non, et que, dans les deux cas, il nie l’existence d’un domaine privé ou entend lui commander. Les exemples abondent dans l’histoire récente ou encore aujourd’hui, à des degrés divers, du nazisme à l’Iran des mollahs en passant par l’Union soviétique ou les démocraties dite « illibérales ».

Liberté suprême

Quel que soit cependant le type de relation établi entre religion et société, la seconde ne peut ignorer l’importance de la première, pas seulement d’un point de vue historique. L’histoire ne s’abolit pas : nier le fait religieux s’apparenterait à du négationnisme. Son statut doit être d’autant mieux défini et enseigné que la religion n’intervient plus dans les affaires temporelles et ne détient guère plus de pouvoir sur les spirituelles, sauf bien entendu à s’y référer moralement. En tout cas dans les pays où le principe de laïcité – mot né en 1871 – a entériné juridiquement cette scission. En ce qui concerne la France, il est possible de le rapprocher d’un autre principe, celui « d’intérêt général », inventé pour assurer la vie en commun des peuples dont le mélange et la diversité ont façonné depuis deux mille ans l’identité singulière du pays. Le Rapport public 1999 du Conseil d’Etat, ne définissait-il pas ainsi ce second principe, frère du précédent : « Capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique » ?


[1] Emile Benveniste, Le Vocabulaire des instituions indo-européennes, Editions de minuit, 1989, tome 2, p. 166.