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« Mon ouvrage entier (à la recherche du Temps Perdu ; titre détestable qui trompe) était terminé (le mot fin écrit) en 1913. »[i] La même année, parlant d’un « titre mal choisi », Proust précise à Paul Souday « que le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. »[ii]

Ce titre pourrait effectivement donner à croire que la nostalgie le dispute aux réminiscences dans l’esprit de l’auteur et que celui-ci relate la poursuite d’un temps à jamais disparu. Conscient de ce possible malentendu, Proust écrit à Jacques Copeau, le 22 mai 1913 : « L’attitude d’un dilettante qui se contente de s’enchanter du souvenir des choses est le contraire de la mienne.[iii] » Dans le dernier volume de La Recherche, intitulé Le Temps retrouvé, le narrateur souligne qu’il ne s’agit nullement de ressusciter le passé mais de s’installer dans une vie intérieure, au temps « incorporé », qui seule peut produire une œuvre d’art, en l’occurrence littéraire.

Certes, il est banal que la publication d’un ouvrage ne respecte pas la chronologie de sa rédaction. Dans le cas de Proust, non seulement le récit rompt avec tout déroulement uniforme, mais le lecteur doit accepter un temps disloqué dans lequel « l’avant », le « pendant » et « l’après » ne sont plus facilement identifiables. Proust actionne la dynamique de son moi le plus profond pour y trouver l’expression de son être littéraire. Ce faisant, il s’écarte d’une conception du temps qui a façonné la perception humaine pendant des siècles, sinon des millénaires, et rencontre intuitivement celle de son contemporain Albert Einstein.

L’évidence acquise

La conception que l’on se fait du temps et de l’espace n’est pas produite à partir de rien dans le fond de notre cerveau. Elle est le fruit d’un patchwork subtil entre croyances courantes et hypothèses scientifiques, lesquelles créent une atmosphère intellectuelle au sein de quoi se développe une culture à une époque donnée. Ainsi, notre intuition, qui nous paraît spontanée, s’éduque peu à peu, sans que nous en soyons conscients. De sorte que les idées pleuvent en nous, pour reprendre une métaphore de Dante[iv]. Celle du temps nous vient d’une longue histoire.

L’alternance des jours et des nuits, le retour des saisons, les rythmes biologiques, le cours des planètes, les périodes de fécondation, tout semble relever de cycles perpétuellement renouvelés. Cette vision a longtemps contenté les esprits. Restée majoritaire dans la Grèce antique, elle l’était moins dans la conception hébraïque. En proposant à l’humanité le dessein grandiose d’un monde pacifié, le messianisme d’origine biblique, décelable chez un Saint Augustin, un Rabelais ou un Marx, a combiné deux approches : l’une, cyclique, conforme aux observations ancestrales de tout un chacun ; l’autre, progressive, en vertu du devoir assigné à l’être humain de s’améliorer, de travailler à la survenue de l’harmonie et du bonheur sur terre. Interprète des rêves du souverain babylonien Nabuchodonosor II (605-562), le prophète Daniel avait établi une correspondance entre un songe du roi et le déroulement d’une histoire déchiffrable a priori. C’était la première fois qu’une direction était attribuée au temps.

L’influence de Daniel sur la pensée occidentale fut considérable. Après lui, le temps reste pour ainsi dire circulaire mais cette propriété n’est pas jugée incompatible avec une progression. S’impose alors l’idée d’une flèche orientant la temporalité. Dès lors, répétition et succession s’imbriquent. A partir du XVIIe siècle, l’idée d’une marche irréversible, appuyée sur le développement économique, se pare des traits de l’évidence. A l’aube du XVIIIe, Goethe pourra déclarer : « Qui n’avance pas recule ». L’avenir devient ainsi le prolongement naturel du passé, dans le même temps où une ligne droite ascendante symbolise la marche inexorable de l’humanité. Le langage courant a tout résumé en deux expressions qui nous paraissent aller de soi : « l’heure tourne » et « le temps file ».

Cette conception générale d’un temps linéaire et continu, scandé par l’enchaînement passé-présent-futur, au sein duquel sont facilement repérables succession ou simultanéité, a conquis les esprits, d’autant que l’héritage des siècles a trouvé sa légitimité scientifique chez Newton. Si celui-ci a bien démontré que tous les corps obéissent à la même loi dans l’espace, celle de la gravitation, contrairement à la thèse des corps lourds et des corps légers d’Aristote, il n’a pas contesté la conception d’un écoulement du temps identique dans tout l’univers, lui apportant sa caution dans son ouvrage majeur, publié en 1687[v].

Einstein a tout bouleversé.

L’évidence brisée

La révolution relativiste (restreinte, puis générale) souligne qu’il n’est pas possible de dissocier espace et temps. Les deux forment un tout, l’espace-temps. « Ce n’est que dans notre environnement local que nous pouvons distinguer une dimension particulière, que nous qualifions de temporelle. Elle nous est propre, et ne vaut que là où nous sommes. C’est elle qui joint notre état présent à nos états futurs. Mais elle ne vaut que pour nous, et n’a de pertinence que dans notre environnement »[vi]. Ainsi, le temps est relatif dans la mesure où des personnes qui se déplacent les unes par rapport aux autres dans des régions différentes de l’univers (dont les densités de masses sont différentes) ne vivent pas dans les mêmes temporalités. Notre perception d’un temps homogène universel n’est qu’un cas particulier prévu par la théorie de la relativité.

Penser le monde ainsi représente un effort considérable pour un cerveau formé par des générations rompues à l’idée d’un temps universel. La conséquence d’une telle approche est que l’écoulement du temps dépend de l’espace où l’on se trouve (lequel est courbé au voisinage d’une masse) et de notre vitesse de déplacement.

La technique du GPS confirme en pratique ce que prévoit la théorie : les horloges doivent être adaptées en permanence, faute de quoi la relativité décalerait sensiblement notre position, tout simplement parce que le temps des satellites, même si ces derniers restent peu éloignés de la terre, diffère du temps terrestre.

L’intuition proustienne

Bien que Proust livre sa logique romanesque à l’issue de son immense entreprise, dans Le Temps retrouvé, tout lecteur constate d’emblée qu’il existe une différence radicale chez lui entre un temps courant, ou banal, commun à tous les personnages présents dans le roman, et celui qu’il parvient à trouver en lui. Comme il l’écrit à Jacques Rivière : « Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises que ma pensée se dévoilera.[vii] » D’où ce sentiment que ressent le lecteur d’un texte qui va et qui vient, qui semble parfois tourner sur lui-même, qui bifurque de façon inattendue parce que le temps intérieur et le temps extérieur – social – ne coïncident pas. Comme si, lisant Proust, nous parcourions une hélice[viii], tous les points superposés par lesquels nous passons à chaque tour ayant la même projection au sol. Nous ne revenons pourtant jamais au même endroit, bien que sur un plan horizontal domine l’impression d’y repasser toujours.

Plusieurs commentateurs ont mis en regard cette approche et celle du philosophe Henri Bergson, lequel établit une distinction entre le temps objectif de la science, quantifiable, et celui, subjectif, de chaque individu, qu’il appelle « durée ». Une personne peut se trouver en complet décalage temporel avec son voisin immédiat ou avec le reste de la société, non parce qu’elle arriverait en retard à un rendez-vous, ou parce qu’elle n’aurait aucune considération de l’heure, ou parce que la maladie l’aurait projetée dans un monde intemporel, mais parce qu’elle ne vivrait pas les mêmes événements que son entourage à un rythme identique. Il s’agit alors, comme dit Proust, de « fragments d’existence soustraits au temps » – entendre hors du temps commun. Dans Le Temps retrouvé, il écrit : « Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. » Ou bien : « (…) les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. » Ou encore : « Les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure. »

Cette conception le conduit à parler de son œuvre comme d’un télescope « braqué sur le temps ». Comme il l’explique à son ami d’enfance Robert Dreyfus (1873-1939) : « Le télescope fait apparaître des étoiles qui sont invisibles à l’œil nu. J’ai tâché de faire apparaître à la conscience des phénomènes inconscients qui, complètement oubliés, sont quelquefois situés très loin dans le passé… (C’est peut-être, à la réflexion, ce sens spécial qui m’a quelquefois fait rencontrer – puisqu’on le dit – Bergson, car il n’y a pas eu, pour autant que je peux m’en rendre compte, suggestion directe.)[ix] »

Bien que Freud n’ait pas aimé Du côté de chez Swann et que Proust n’ait pas croisé Freud, la proximité entre leurs deux approches ne peut être ignorée[x]. Pour une raison simple, souvent oubliée : l’inconscient freudien est achronique. Il ne se calque pas sur l’histoire individuelle, ce pourquoi il continue de produire des comportements répétitifs s’il n’est pas « informé » de son erreur, notamment par une psychanalyse. Comme l’écrit André Green : « “Ce qui ignore le temps”, c’est ainsi que Freud définit l’inconscient.[xi] »

Proust cherchait à identifier dans les profondeurs de son inconscient, dans cet espace non temporel, ce qui existait sans se manifester, ce qui lui permettait d’accéder à un au-delà du temps. Evoquant le tintement de la sonnette du jardin de Combray quand un invité quittait la maison, libérant alors sa mère – ce qui lui permettait de l’embrasser avant de s’endormir –, il écrit : « Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi entre lui et l’instant présent tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. »

Proust relativiste

Une scène étonnante du Temps retrouvé atteste le relativisme de Proust (au sens de Einstein). Le narrateur se rend à une réception chez la princesse de Guermantes. Un maître d’hôtel le fait attendre dans un petit salon-bibliothèque pour ne pas interrompre un morceau de musique en cours. Là, il exprime la loi de sa création, celle qui permet de comprendre la puissance évocatrice de la madeleine ou du tintement de la sonnette : « La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l’apparence du sujet où cette apparence importait peu… » L’éternité seule de son moi intérieur pouvait la faire émerger.

A la suite de quoi il entre dans la pièce de réception. Tous les personnages qu’il retrouve ont changé au point qu’il peine à les reconnaître : « L’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps mais perdu… » Proust ne met pas de majuscule à « temps », pour souligner qu’il s’agit de celui des autres, pas du sien. Jusqu’à la fin du roman, il écrira Temps avec une majuscule – comme dans la lettre à Rachilde – pour renvoyer à celui qu’il a reconquis, celui de la littérature, celui qui lui permet de penser qu’il ressuscite en lui « l’homme éternel… ». Quand Gilberte de Saint Loup propose de dîner avec lui, il répond affirmativement, ajoutant « si ce n’est pas compromettant de dîner avec un jeune homme », ce qui déclenche l’hilarité des présents.

Cette scène ne se réduit pas à la surprise d’un homme devant le vieillissement de ses connaissances, dont il aurait pu se croire épargné. Nous sommes ici au cœur du temps proustien. L’espace-temps du narrateur n’est pas celui des personnes qu’il a côtoyés depuis des décennies. Cela provoque chez lui une vraie félicité sur laquelle il s’interroge : « Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que j’éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine, jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extratemporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. » Comme s’il avait transféré la notion d’espace-temps dans sa propre conscience.

N’est-il pas ici en accord profond avec cette réflexion d’Einstein : « Pour nous, physiciens dans l’âme, la distinction entre passé, présent et futur ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle.[xii] » ?


[i] Lettre à Rachilde (nom de plume de Marguerite Eymery (1860-1953)) du 10 janvier 1920, adjugée en salle des ventes au cours des années 1990, dont l’auteur de cet article a gardé un fac-simile. Le texte reproduit ici respecte strictement le manuscrit de Proust.

[ii] Proust, Correspondance générale, cité par Jean-Yves Tadié, responsable de l’édition complète des œuvres de Marcel Proust, Gallimard La Pléiade, 1994, p.1256, note 1 de la page 445. Tous les extraits cités dans cet article se réfèrent à cette édition.

[iii] Idem, p.1314

[iv] « Puis dans ma haute imagination tomba comme une pluie » – Purgatoire, XVII, 25.

[v] Philosophiae naturalis principia mathematica.

[vi] Idem.

[vii] Correspondance générale, p.1256.

[viii] Le Robert définit ainsi cette figure : « Courbe gauche engendrée par enroulement sur un cylindre de révolution d’une droite oblique par rapport à son axe. »

[ix] Lettre du 28 ou du 29 décembre 1913, Correspondance générale, p.1314.

[x] Voir à ce sujet le livre de Jean-Yves Tadié, Le lac inconnu, entre Proust et Freud, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 2021.

[xi] André Green, La lettre et la mort, Paris, Denoël, 2004, p. 167-168.

[xii] Lettre du 21 mars 1955 envoyée à son ami Michele Basso.