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La première façon d’entendre cette question renvoie tout naturellement au critère juridique de la nationalité. Il suffit alors de consulter la loi, et un recensement fournit la réponse chiffrée. Elle porte donc sur « qui ». Mon propos s’intéresse plus à la seconde, laquelle déplace l’accent sur « Français ». Celle-ci induit une réflexion sur la nature de ce dernier terme, son contenu historique, ce qu’il révèle de la France et de ses habitants. Sur la manière aussi dont ceux qui se disent Français vivent leur francité.

« Définir le passé de la France, c’est situer les Français dans leur propre existence » remarquait Fernand Braudel dans un de ses chefs-d’œuvre, L’identité de la France. Penchons-nous donc un instant sur ce passé afin d’en restituer l’originalité, condition nécessaire pour répondre à la question posée.

Creuset ethnique

S’il est toujours possible de caricaturer un Français par la baguette et le béret traditionnels, il n’est guère facile d’en dresser un portrait-robot culturel. Ses racines plongent-elles dans les terres d’Italie, du Portugal, du Viêt-Nam, de Colombie, de Pologne, de Roumanie, de Chine, d’Algérie, de Russie, de Lituanie, de Yougoslavie, de Belgique, du Maroc, du Sénégal, d’Espagne, de Tunisie, du Mali, d’Argentine, des Philippines, de la République Tchèque, de Slovénie, de Slovaquie, d’Albanie, du Liban ou d’Arménie ? Ses ancêtres sont-ils Romains, Celtes, Gaulois, Wisigoths, Arabes, Goths, Burgondes, Ostrogoths, Francs, Normands, Lombards, Vandales, Huns, Suèves, Alains ?

Ces deux inventaires, non exhaustifs, rappellent que la France est une marmite de l’humanité. Espace de migrations depuis toujours, des Celtiques au IIIe siècle avant J.-C. jusqu’à celles du XXe siècle, en passant par les germaniques (IIIe – VIe siècle), les Bretonnes (IVe – Ve siècle) et les Anglo-scandinaves (Normandie, IXe – Xe siècle), elle se présente comme un composé des ethnies qui se sont installées sur son territoire. C’est que cette terre, adossée à la Manche, à l’Atlantique, à la Méditerranée, charme et retient ceux qui s’y aventurent ou tentent de l’envahir. Il a donc bien fallu organiser la vie commune de ces divers cohabitants, implantés au fil du temps.

Réaction éthique

Dans l’ordre communautaire, le mélange des origines culturelles a posé très tôt la question du « vivre ensemble ». Comment obtenir la stabilité sociale à partir d’une collectivité composite ? Face à son abondance ethnique, la France a produit au cours des siècles une réaction éthique. Sa solution, plus ou moins consciemment mise en place, fut d’assembler ce qui était dissemblable grâce à un concept qui ressemblait peut-être à une clé de voute : l’équilibre. S’il fallait un terme pour condenser ce que nous sommes, ce dernier s’imposerait. On le retrouve partout, avec son obligé, la symétrie. Dans les jardins « à la française », dans l’alexandrin poétique, dans le théâtre classique comme dans la phrase de Victor Hugo, dans le souci commun de ne pas pencher d’un côté ou de l’autre. Molière l’a ainsi résumé : « La parfaite raison fuit toute extrémité/Et veut que l’on soit sage avec sobriété. » Afin de lutter contre les extrêmes ou de leur trouver des contrepoids, d’harmoniser les comportements pour promouvoir le calme, d’engendrer tout à la fois respect mutuel et solidarité, la notion « d’intérêt général » devint la référence. Que cette expression laisse perplexes nos amis d’outre-Quiévrain, d’outre-Rhin, d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique et qu’ils n’en comprennent pas le sens nous sidère. Nous y sommes à ce point accoutumés que nous la croyons universelle. Les trois principes issus de 1789, « Liberté, Egalité, Fraternité », là encore produits naturels de notre histoire, s’accordent pour ainsi dire naturellement à elle. Le premier entérine l’adhésion à l’individualisme qui nous caractérise depuis toujours ; le deuxième nous rappelle que nos origines – si diverses – ne nous donnent aucun droit particulier ; le dernier insiste sur la symbiose qui doit émerger de nos différences. L’intérêt général s’appuie sur chacun d’eux, pour les dépasser.

Dans l’ordre politique, cela s’exprima tout au long de l’histoire par la volonté royale d’imposer un pouvoir unique sur l’ensemble du territoire. La variété géographique – plaines, collines, montagnes, vallées, rivages – l’immensité des distances en regard des vitesses de déplacement, la diversité des peuplements et des langues, la multiplicité des dialectes locaux, tout invitait à mettre en place une structure étatique forte permettant de récolter les impôts et d’assurer une unité nationale que rien ne promettait au départ. Le centralisme ? Non pas un mot d’ordre, une obligation. La configuration hexagonale que nous connaissons aujourd’hui est le résultat d’une emprise croissante des souverains pour asseoir leur légitimité face à des mouvements centrifuges qui ne se sont jamais complètement éteints. Songeons à la Bretagne ou à la Corse. Au contraire de l’Allemagne et de l’Italie, nations avant d’être des Etats unifiés (respectivement sous Bismarck et sous Cavour), la France a construit une nation à partir d’une profusion d’ethnies. La naissance d’un Etat-nation s’y est ainsi effectuée aux forceps : le « jacobinisme » œuvrait en sous-main longtemps avant que le mot n’entre dans le vocabulaire courant, à l’époque de la Révolution. Il ne faisait alors que traduire une pratique ancienne, réalité ancrée dans les siècles.

Dans l’ordre religieux, ce fut la lente mais irrépressible affirmation de la liberté de conscience, à mesure que l’humanisme gagnait les esprits. « La fille aînée de l’Eglise » procéda régulièrement à l’expulsion des juifs, pratique fréquente permettant de s’affranchir d’une dette monétaire sans s’en acquitter, avant de les accueillir de nouveau, dans l’espoir peut-être de nouveaux prêts : en 533 par Childebert 1er fils de Clovis, en 633 par Dagobert, en 1182 par Philippe Auguste, en 1254 par Saint Louis, en 1306 par Philippe le Bel, en 1322 par Charles IV, en 1394 par Charles VI, pour ne citer que les temps forts d’une politique stigmatisante. La France poussa aussi les protestants à fuir en révoquant l’édit de Nantes en 1685, mais dans les profondeurs de son âme, ces injures n’empêchèrent pas d’admettre que les bannis d’un temps appartenaient bien, finalement, à la communauté nationale. Il fallut attendre deux Empires, une Restauration et trois Républiques (1792, 1848 et 1870) avant qu’en 1905 l’Etat ne s’émancipe de sa relation privilégiée avec le catholicisme et se sépare de lui comme des autres Eglises. Un siècle après la Révolution, le concept de laïcité affirmait que la société n’avait nul besoin d’une extériorité pour établir son fondement, que si elle faisait obstacle aux visées totalisantes du religieux elle ne se mêlait pas des cultes, que la liberté de conscience était inattaquable et que toute personne pouvait croire, ne pas croire ou changer de croyance. La laïcité s’articulait ainsi naturellement à la notion d’intérêt général, que dans son Rapport public de 1999 le Conseil d’Etat définit comme la « capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique ».

Les deux « être »

Jusqu’ici, nous avons approché la réalité française à travers quelques-uns de ses grands traits. Rien cependant de ce qui a été décrit ne tombe du ciel ni n’est octroyé par une puissance tutélaire ou céleste. Tout ne repose que sur un seul facteur : les êtres humains. Ce sont eux qui constituent la substance même de ce que l’on désigne par le mot « France », qui en font l’âme, si l’on peut utiliser ici cette notion. Sous cette lumière, est-il possible de dire qui est Français et qui ne l’est pas ?

Une remarque sémantique permet d’affiner la question. Les langues possèdent toutes des particularités qui rendent parfois délicates les traductions. En français, un seul verbe, « être », est employé tout à la fois pour désigner le lieu où l’on se trouve (« je suis ici ») et l’existence même (« je suis »). Tel n’est pas le cas, par exemple, en espagnol. Dans cette langue existent deux verbes « être » différents : « estar » et « ser ». Le premier s’emploie pour situer quelque chose ou quelqu’un dans le temps et dans l’espace, tandis que le second indique l’origine de la personne ou permet de décrire une situation. Autrement dit, estar exprime des états passagers qui peuvent se modifier tandis que ser énonce le caractère fondamental des êtres et des choses, permettant ainsi d’en dessiner les contours. En bref, estar relève des circonstances, ser de l’essence.

A cette aune, il est plus facile de distinguer deux catégories de Français. Ceux qui, nés sur le territoire métropolitain, dans l’Outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres Australes et Antarctiques Françaises et les îles de Wallis-et-Futuna, soit près de 2, 75 millions d’habitants, 4% de la population totale du pays), et pour certains d’entre eux encore dans ce qui fut l’empire français (Maghreb et Afrique noire) sont Français pour ainsi dire naturellement, comme ils seraient Russes, Américains, Japonais ou Chiliens parce que nés dans ces zones géographiques. Ils ont reçu cette nationalité sans peut-être s’interroger sur sa pâte historique. Ils n’en épousent peut-être pas la complexité. Cela ne les rend pas moins Français que d’autres, mais ils relèvent plus d’estar que de ser.

L’autre grande catégorie regrouperait ceux qui se veulent ou qui se sentent résolument Français pour avoir adhéré en pleine conscience à ce qui fait la substance de ce pays. Leur importe la singularité française que recèle le verbe espagnol ser. Arrivés d’Afghanistan ou du Mexique, de Chine ou d’Iran, du Nigeria ou de Norvège, d’Australie ou d’Haïti, de Tunisie ou d’Australie, ils sont devenus des afrancesados, pour reprendre un terme espagnol jadis employé négativement dans la péninsule ibérique. Interrogés, ces « francisés » affirment que la France est pour eux tout à la fois un lieu concret sur la carte du monde et un imaginaire qui ne s’adresse pas seulement à leur tête mais aussi à leur cœur. C’est un territoire en forme d’hexagone, bien sûr, mais aussi une terre d’élection, une idée pour ainsi dire hors sol. Certains possèdent une double nationalité, d’autres restent « étrangers » mais reprennent à leur compte la pensée du troisième président des Etats-Unis d’Amérique, Thomas Jefferson (1743-1826) : « Every man has two countries – his own and France. – Tout homme a deux pays : sa patrie et la France. » Romain Gary l’exprimait magnifiquement : « Je n’ai pas une goutte de sang français, mais toute la France coule dans mes veines. » C’est que la carte de ce pays ne se laisse pas définir par ses frontières. Elle est plus qu’elle-même, grâce notamment à ceux qui lui ont communiqué sa force d’âme.

L’air du grand large

Paul Watzlawick, l’un des leaders de l’Ecole psychologique de Palo Alto avait coutume de dire qu’il y avait deux types d’individus, ceux pour qui existent deux types d’individus, et les autres. Cela interdit de s’en tenir aux deux catégories inventoriées ci-dessus. Opposer les estar aux ser serait une erreur, personne ne pouvant être classé ici ou là exclusivement. Il faudrait plutôt concevoir une proportion des deux « êtres » pour chacune et chacun d’entre nous. Sur un curseur, certains resteront au degré zéro d’estar et d’autres approcheront le maximum de ser. Les premiers se comptent le plus souvent chez ceux pour qui la francité relève de la pureté historique, lavée de toute immixtion, nettoyée de tout métissage. Ils se retrouvent dans les thèse d’Éric Zemmour, de Marion Maréchal Le Pen ou au Rassemblement National. Les seconds appartiennent plutôt à l’ensemble de ceux pour qui la France constitue un espoir, qui considèrent l’apport étranger comme partie intégrante de la substantifique moelle de leur patrie. Pour ces derniers, être Français conduit à assumer pleinement la diversité identitaire qui a façonné le pays pendant deux millénaires. Un matériau qui se nourrit d’apports successifs à mesure que passent les siècles.

Edmond Jabès (1912-1991), le poète d’origine égyptienne, auteur du Livre des questions, refusa de vendre ses manuscrits aux universités américaines qui l’en suppliaient. Il en fit don à la Bibliothèque nationale. Lors de la cérémonie qui accueillait ces trésors, il déclara simplement : « Ma patrie, c’est le français ». Il avait adopté la langue française – à moins que ce ne soit l’inverse – et s’était donc fondu dans l’histoire, dans la culture, dans le vision du monde qu’elle recèle. Comme le Cubain José Maria de Heredia, l’apatride de mère polonaise Guillaume Apollinaire, l’Argentine Linda-Maria Baros, l’Italien Gabriel d’Annunzio, l’Autrichien Rainer Maria Rilke, l’Irlandais Samuel Beckett, le Roumain Eugène Ionesco, l’Albanais Ismaïl Kadaré, l’Américain Julien Green, la Bulgare Julia Kristeva, le Russe Andreï Makine, le Tchèque Milan Kundera, la Canadienne Nancy Huston, le libanais Amin Maalouf, le Guinéen Tierno Monénembo, le Marocain Tahar Ben Jelloun, le Tunisien Albert Memmi, la Hongroise Agota Kristof, le Japonais Akira Mizubayashi, la Danoise Pia Petersen, l’Espagnol Jorge Semprun, la Slovène Brina Svit, la Vietnamienne Anna Moï, le Grec Vassilis Alexakis, l’Argentin Hector Bianciotti, l’Italien Giacomo Casanova, le Chinois François Cheng, le Kurde Seyhmus Dagtekin, l’Algérienne Assia Djebar, le Turc Sedef Ecer, le Britannique Michaël Edwards, le Roumain Mircea Eliade, les Lituaniens Romain Gary et Emmanuel Levinas, l’Allemand Bernard Groethuysen, le Polonais Marek Halter, le Russo-Argentin Joseph Kessel, l’Anglo-Egyptienne Joyce Mansour, le Congolais Gabriel Okoundji, le Russe Léon Poliakov, le Polonais Jean Potocki, l’Afghan Atiq Rahimi, le Russe Boris Schreiber, L’Egyptien Gilbert Sinoué, L’Israélo-Polonais Zeev Sternhell, l’Ecossais Kenneth White, le Roumain Elie Wiesel, et de nombreux autres qui allongeraient cette liste déjà impressionnante. Aucune langue n’a jamais attiré tant d’auteurs, elle qui porte l’essence d’une culture. Tous ces écrivains ne sont-ils pas Françaises et Français au même titre qu’une brave femme ou qu’un brave homme, dont les ascendants remontent à plusieurs siècles sur le territoire, mais qui articulent difficilement une phrase dans un français correct ? Le droit du sol, mâtiné de droit du sang, n’y change rien.

Méconnaissance de soi

Il est rare d’entendre des Français se moquer d’eux-mêmes alors qu’il excellent à se gausser d’autrui : ils pratiquent peu l’humour et beaucoup l’ironie. C’est que le premier suppose de se situer, de se comparer, de s’évaluer, de se mettre en cause, tandis que la seconde n’est qu’un jugement sans considération de ce que l’on est. Le premier révèle une connaissance de soi, la seconde s’en passe. Parce qu’ils se prennent le plus souvent pour autoréférence, les Français peinent à se mesurer dans le concert des nations tout comme ils oublient vite leur propre histoire. Cela les conduit à n’accorder qu’avec réticence le « titre » de Français aux nouveaux arrivants, d’où qu’ils viennent, même si après une ou deux générations la symbiose s’effectue. C’est pourtant la substance même du « modèle français » que d’inclure ceux qui rejoignent l’Hexagone et ses territoires d’Outre-mer, même si au quotidien, la perception de tel ou tel Français moyen ne colle pas toujours, c’est le moins que l’on puisse dire, au trend historique : le patronyme, l’accent, le comportement restent des marqueurs qui ne s’estompent qu’avec le temps.

Cette réaction à l’échelle de la vie individuelle révèle une méconnaissance de l’âme française multiséculaire, déjà en œuvre avant même que le mot « France » ne soit entré dans le vocabulaire, en 1190 sous Philippe Auguste, désigné rex Franciæ. Tout se passe comme si certains Français refusaient d’admettre la nature profonde de leur pays en rejetant a priori ce qui lui serait « étranger », alors que, précisément, c’est sa capacité d’absorption qui la caractérise. Dans une certaine mesure, la France est un melting pot qui se refuse comme tel. Il n’est pas indifférent de noter qu’en hébreu, « France » se dit tsarfat, c’est-à-dire « creuset ».

Etrangers

Le même Edmond Jabès écrit dans Le livre du dialogue : « Qu’est-ce qu’un étranger ? Celui qui te fait croire que tu es chez toi. » Dans ce sens, la terre est peuplée d’étrangers. La France comme d’autres pays. Aussi faudrait-il rappeler aux Français, à tous les Français, quelle que soit leur origine, qu’ils doivent s’intégrer à la France. Non pas estimer qu’ils possèdent une nationalité une fois pour toutes – ce qui n’est évidemment n’est pas faux – mais communiquer à celle-ci sa profondeur historique, sa dimension éthique. De sorte qu’ils ne pourraient pas demander à des exilés, des migrants, des réfugiés, de s’adapter à la France sans que celle-ci cherche simultanément à leur ouvrir les bras du mieux qu’elle peut. Toute l’histoire de ce pays repose sur sa capacité à assimiler ou à intégrer ce qui lui est a priori étranger. J’écris « a priori » car la France a montré au cours des siècles son aptitude à absorber ce qui lui venait du dehors, à s’en nourrir, à s’en enrichir. Elle prend de qui lui donne et donne à qui s’offre à elle. Songeons aussi à un Chopin, à un Picasso, à un Yves Montand.

Ce pays a longtemps accueilli ceux qui l’ont rejoint, quelles qu’en soient les raisons, refuge politique, exil forcé, soustraction à la violence, besoin de vivre, recherche de la paix, amour de la symbolique attachée au seul mot « France ». Le concept forgé par les siècles, exprimé par Stanislas de Clermont-Tonnerre dans son discours à l’Assemblé nationale, le 23 décembre 1789, résume à lui seul l’idée de nation dans le cadre hexagonal : l’assimilation. Sa formulation à l’égard des juifs est restée célèbre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient citoyens. »

Evoquer cette position, mise à mal depuis des décennies, n’est pas faire œuvre d’historien mais rappeler l’actualité. L’assimilation ne présuppose pas le renoncement à la culture d’origine mais l’insertion dans la communauté nationale comme individu, non comme représentant d’une ethnie ou d’une nation. Un dicton yiddish affirme que les parents ne peuvent laisser à leurs enfants que des racines et des ailes. Les premières pour socle de leur être originel ; les secondes pour l’identité qu’ils acquièrent par leurs actes. Contrairement à ce que proclament les « décoloniaux » ou les pourfendeurs de la soi-disant « racialisation », nul n’est déterminé une fois pour toutes par la couleur de la peau ou par l’histoire des lointaines générations antérieures mais par la manière dont il se comporte. Si je suis parce que je pense (Descartes), je suis aussi et surtout par ce que je fais.

La guerre d’aujourd’hui

Certains, de nos jours, inversent la logique exposée tout au long de ces lignes. Ils prétendent qu’un « musulman français » est un musulman qui vit en France, rien de plus. Autrement dit, la religion le définirait avant toute chose. Le même raisonnement pourrait alors se tenir à l’égard de toute catégorie de personnes, à partir de ses racines cultuelles, culturelles, historiques, physiques. Il y aurait ainsi des musulmans de France, des juifs de France, des catholiques de France, des noirs de France, des blancs de France, des aveugles de France, des unijambistes de France et ainsi de suite. De sorte que la communauté nationale ne serait plus indivisible, comme le proclament les Constitutions de notre pays depuis la Révolution, dans la continuité de l’Ancien Régime, mais morcelée ainsi qu’un puzzle dont la réunion, incertaine, laisserait transparaître des jointures entre les pièces. Une telle conception ethnicise la nation, approche contraire à deux millénaires d’histoire française. Au lieu de penser la société comme un tout et la nation comme un avenir commun, suivant l’idée d’Ernest Renan (1823-1892), elle se fourvoie dans deux mouvements frères qui fomentent son éclatement : l’un accepte le fractionnement et ouvre la porte à tous les débordements dont l’islam politique, notamment, est porteur ; l’autre essaie de s’adapter aux revendications communautaristes.

En contradiction avec la position de Clermont-Tonnerre, la première tendance aboutit à des zones de non droit au sein du pays. Elle est inacceptable mais la solution ne peut pas se trouver dans ce qu’un maire a osé comparer à une « purification ethnique ». Lutter contre des ennemis qui pratiquent l’assassinat et la négation des valeurs républicaines ne doit pas conduire à reprendre leurs méthodes, à perdre son âme et à déshonorer la France. On ne résout pas d’un geste violent un problème issu de décennies de laisser faire. Regagner « les territoires perdus de la République » exige de la volonté, de la détermination, du temps. Et du droit.

La seconde visée se préoccupe de respecter des quotas. Dans un livre fort subtile, dont le titre résume la thèse (La diversité contre l’égalité, Raison d’agir édition, 2009), le professeur américain Walter Benn Michaels montre que l’obsession contemporaine de la diversité modifie les finalités de la politique intérieure. Il ne s’agit plus de lutter avant tout contre la pauvreté, de réduire les disparités, mais de respecter les origines. D’où la réapparition – inquiétante – de vocables comme « races », « racialisé », « racialisation ». La détermination une fois pour toutes d’une personne par ses racines sanctuarise les différences au nom de la culture d’origine. Se focaliser sur « l’identité » revient à la considérer comme décisive, de sorte que « l’exaltation de la diversité n’est rien d’autre aujourd’hui que notre manière d’accepter l’inégalité » (p. 144). La question sociale essentielle ne porte plus alors sur les écarts économiques et sur les moyens de les combler mais sur les différences identitaires. Cette logique, issue de la « culture woke », vivace en Amérique du Nord, atteint l’Europe et une France qui pour l’instant résiste, grâce à son engagement universaliste.

Ceux qui sont gagnés par une idéologie contraire à toute l’histoire française tendent à croire que le pays est structurellement raciste parce que des discriminations persistent. Il est exclu de les nier, de quelque nature qu’elles soient, mais il est absurde de vouloir les combattre en en introduisant de nouvelles, fondées sur l’ostracisme. Elles doivent être combattues au nom de l’égalité, non pas prise dans le sens du nivellement que provoque l’égalitarisme, mais dans la perspective des mêmes chances accordées à toutes et à tous. Aussi bien à celles et à ceux dont la présence dans l’Hexagone remonte à plusieurs générations qu’aux nouveaux arrivants.

La lutte contre l’identitarisme n’est donc pas un divertissement d’intellectuels mais une bataille quotidienne contre ce qui peut nous détruire. Victor Hugo ne se trompait pas en affirmant que « la guerre, c’est la guerre des hommes ; la paix, c’est la guerre des idées. »

Un Français comme une Française ne se définit pas par sa religion, son origine, la couleur de sa peau, ses racines ou toute autre considération personnelle, mais par ce qui fait vivre en lui et en elle cette Idée appelée « France ». Quel que soit son degré de conscience, au minimum d’estar ou au maximum de ser.