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Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss écrivait que « pour atteindre le réel, il faut écarter le vécu », quitte à le réintroduire par la suite, déchargé de tout sentimentalisme. Aujourd’hui, cette approche est rejetée au profit de son contraire : la réalité ne peut être saisie sans faire appel à la manière dont elle est perçue, à la sensation éprouvée, agréable ou désagréable. Le « ressenti » est le mot largement repris de nos jours pour exprimer cet état de fait. Si la météo du matin annonce une température de 5°, ressentie -1, qui s’habillera en fonction du premier chiffre et non du second ?

Doit-on conclure à des conflits de réalité ? Existe-t-il une objectivité opposable à toute perception individuelle ? Comment s’y prendre quand deux vécus entrent en contradiction ?

Les deux réalités

L’un des maîtres de l’école psychologique de Palo Alto (Californie), Paul Watzlawick (1921-2007) insistait sur l’existence de deux réalités clairement distinctes. L’une est physique, l’autre interpersonnelle. L’objectivité de la première, n’est pas douteuse : qui peut contester que notre monde sensible comporte trois dimensions, quatre si l’on ajoute la temporalité ? Ici, le déni renvoie au psychiatrique ou expose à de sérieux risques : nier l’existence d’un mur ou prétendre l’abattre en le heurtant de la tête peut être mortel. La réalité objective ne l’est pas en fonction des personnes qui la vivent mais s’impose à elles par une extériorité incontournable.

Tel n’est pas le cas de la seconde réalité, qui est une construction sociale, créatrice de conventions et de normes, issues de la communication entre les êtres humains. Les règles de politesse, les codes sociaux, les institutions elles-mêmes en dérivent dans la mesure où elles sont produites par un certain type de relations inscrites dans l’histoire. Contrairement au monde des phénomènes physiques, d’apparence immuable, celui des événements sociaux n’est jamais fixé pour toujours. Une réalité permanente à nos yeux se dilue parfois de façon soudaine : se serrer la main, par exemple, peut disparaître sous l’effet d’une pandémie.

Dans ce cadre, la mise en rapport de deux individus conduit à identifier trois éléments : chacun d’eux et leur relation. Il en est de même sur le plan global où les ensembles de personnes (groupes, classes, organisations, associations, entreprises, etc.) entrent dans des rapports de force qui ne sont jamais arrêtés une fois pour toutes.

Contrairement à une croyance répandue, cette réalité, d’ordre 2, est bien moins stable que celle d’ordre 1, puisqu’elle ne repose que sur des interrelations, même si Molière pensait que « C’est une folie à nulle autre seconde/De vouloir se mêler de corriger le monde ». Certes, la probabilité de réussir à changer autrui est très faible, même par les méthodes les plus autoritaires ou les plus violentes, ce dont témoignent de nombreux exemples historiques ou contemporains. En revanche, elle s’élève rapidement si l’action consiste à transformer la relation elle-même et non plus les personnes. La voie royale pour y parvenir est d’adapter son propre comportement. Il devient alors possible de remanier la réalité au point même de la métamorphoser.

Discriminations

La liste établie par le loi française (L’article 225-1 – Modifié par LOI no 2016-1547 du 18 novembre 2016 – art. 86) condamne « toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. »

Cet énoncé induit deux questions liées : celle des pratiques volontairement discriminatoires et celle de la distance possible entre deux perceptions de la réalité sociale. La première renvoie aux impératifs d’une société démocratique fondée sur l’égalité des chances, la seconde au vécu quotidien. Si je ne recrute pas une personne noire parce qu’elle ne correspond pas au prérequis d’un poste, je peux penser que mon choix n’a rien à voir avec la couleur de sa peau, et elle ressentir le contraire. Le dessin de Brasser résume ce genre de situation : le désaccord entre les deux protagonistes provient de leur positionnement, non d’une objectivité ou d’une subjectivité a priori. Il ne suffit évidemment pas d’être noir pour être meilleur que les autres, mais il peut suffire de l’être pour être victime d’un racisme implicite ou nié de façon hypocrite. Dans la France de 2021, une personne active sur 4 estime avoir été l’objet d’une discrimination au moins une fois dans sa vie. L’apparence physique, le sexe, l’identité de genre, l’état de santé, l’âge sont les premiers critères cités par les salariés[1].

Comment éviter chacune des discriminations inventoriées par la loi française ? Comment parvenir à supprimer l’écart entre une réalité sociale fruit de l’usage, enracinée, confortée par l’habitude et une perception individuelle ressenti comme victimaire ?

Exigence légale, effort sur soi-même

L’élimination de tout ce qui peut conduire à discriminer un être humain n’est pas une entreprise facile. La société adopte des règles et promulgue des lois mais tout repose toujours sur le comportement de chacun d’entre nous. Non seulement il faut apprendre, le cas échéant, à penser contre soi-même, mais surtout à traquer en soi tout ce qui peut biaiser un raisonnement, une appréciation, un jugement. Il est légitime d’exiger un tel effort de toute personne, quelle que soit son origine, sa culture, son statut social, la couleur de sa peau ou toute autre considération sur ce qu’elle est, en tout cas dans une société qui refuse les déterminations a priori, qui exclue de considérer quiconque autrement qu’à travers ses actes dans la durée. Cela signifie en premier lieu avoir conscience de ce qu’est une discrimination et, par la suite, choisir une méthode efficace pour la combattre. Il n’en est pas de parfaite, mais deux voies différentes se présentent, complémentaires.

La première affirme le principe de non-discrimination mais laisse toute personne face à elle-même au sein de la société. C’est par exemple le cas d’un handicap moteur qui ne permet pas d’accéder facilement, dans un fauteuil roulant, aux étages d’un immeuble. Cela revient à dire : « Nous ne vous discriminons pas, mais débrouillez-vous. » La seconde, pour reprendre une image juridique, inverse la charge de la preuve : à l’immeuble de s’équiper pour accueillir celle ou celui qui ne peut pas effacer une marche, aussi petite soit-elle. Plus généralement, c’est à la société de donner l’exemple.

Un point difficile à traiter demeure : comment annuler la différence entre la perception, le ressenti, et une réalité sociale devenue « objective » ? Ecartons bien sûr le cas d’une politique raciste, où le principe de discrimination a force de loi. Que faire, en revanche, quand l’accusateur se dit victime au nom de son ressenti ? La justice peine, on le sait, à identifier sans ambiguïté une discrimination de type religieuse, ou fondée sur une appartenance à une ethnie ou encore bâtie sur une orientation sexuelle, et tout le monde connaît la formule : même les paranoïaques ont des ennemis.

En définitive, l’impératif d’un recul de toute sorte de discrimination repose tout à la fois sur la mise en harmonie des lois de la République avec notre devise ternaire et sur les efforts individuels de chaque membre de la communauté nationale.


[1] Le Monde du 19 octobre 2021, à partir du Rapport 2020 du Défenseur des droits, de l’INSEE, de TEEP CNRS et du Boston Consulting Group.