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Il est des anecdotes qui ne sont pas anecdotiques. Je veux dire par là qu’il existe dans la vie d’un homme des faits en apparence insignifiants qui, cependant, témoignent de l’ampleur d’une personnalité ou d’une œuvre. Ils révèlent un esprit par une sorte de précipitation momentanée de l’être, si l’on veut bien prendre ce verbe dans son sens chimique.

Nous savons, depuis Freud, quelle importance attacher aux détails « sans importance ». Ce peuvent être des symptômes ou des images qui, par leur symbolique, jouent le rôle de la litote en littérature. Leur prêter attention permet souvent d’accéder à un essentiel dont la profondeur se cache en surface.

Saisir ces instants chez un interlocuteur peut revêtir un caractère décisif pour celui qui les capte : n’est-il pas courant d’évoquer l’influence exercée par une personnalité sur une autre, quelle qu’en soit le sens. « Je me trouve plus par rencontres que par l’inquisition de mon jugement » affirmait Montaigne.

Edmond Jabès a joué ce rôle pour de nombreux écrivains et poètes. Il en a été lui-même le bénéficiaire, comme l’illustre un épisode douloureux, mais salvateur, de sa vie. Lors de son premier rendez-vous avec Max Jacob, à Paris, en 1935, il subit une terrible déconvenue, dont il m’a dit et a écrit qu’elle fut toutefois décisive pour son devenir littéraire. Il avait envoyé à Max Jacob des poèmes et entretenait avec lui depuis quelques années une correspondance nourrie. Dans son bureau, ce dernier le félicita et tira le manuscrit d’un tiroir. Alors, sous les yeux ahuris de son visiteur, il déchira le recueil pour le jeter dans la corbeille à papier, avec ce commentaire : « C’est excellent, mais ce n’est pas toi. Tu m’imites et j’ai fait mon temps. » Cet homme venait de propulser Jabès vers lui-même.

Au milieu de l’année 1987, des personnalités juives (parmi lesquelles Simone Veil et Edmond Jabès) et quatre intellectuels palestiniens participèrent à une journée de réflexion et d’échanges organisée à l’Assemblée nationale. Cette réunion se tenait après une concertation en septembre 1986 à Alexandrie entre le président égyptien Hosni Moubarak et le Premier ministre israélien Shimon Peres, qui proclamèrent 1987 « année de négociations de paix ».

Les personnes invitées (une quarantaine) se présentèrent. Quand vint mon tour, je concluais par ces mots : « Je suis également ici pour écouter les propos d’Edmond Jabès ».

J’avais lu Le Livre des Questions, ouvrage en sept tomes parus chez Gallimard (collection blanche) de 1963 à 1973. Je n’en percevais pas encore toute la magie, mais je restais sous le choc d’une œuvre considérable. A la fin des débats, je me dirigeais vers son auteur. Avec le sourire qui divisait en deux son visage envahi par la bonté, il me serra la main chaleureusement et nous avons brièvement devisé. Je lui demandais si nous pouvions nous revoir. Il s’apprêtait à partir pour la Provence, mais il serait heureux de reprendre la conversation en septembre.

A l’automne, comme convenu, je l’appelais. Sa réaction et sa proposition m’ont frappé.

En ces temps où personne, déjà, n’avait de temps « à perdre », inviter un inconnu à passer une demi-journée ensemble, pour se parler, me parut tout simplement extraordinaire. Comme si ce temps dont tout laissait penser qu’il ne cesserait de s’accélérer n’avait pas prise sur cet homme. Comme si la perspective d’un instant futur, extrait du tumulte quotidien, s’imposait pour permettre une découverte réciproque. J’avais accès à la temporalité d’Edmond Jabès, qui percutait la mienne et me lançait en silence : « nous apprivoiserons du présent. »

Le mardi en question, je fus accueilli avec la même prévenance dans le petit appartement des Jabès, rue de L’épée de Bois. C’est la femme d’Edmond qui m’ouvrit, Arlette. Elle prépara du café et s’assit à côté de son mari, tandis que je leur faisais face.

Depuis l’Assemblée nationale, j’avais lu Le livre du dialogue, ce que je précisais d’entrée. Jabès acquiesça de la tête et commença par un long exposé. J’écris « long » car, dans mon souvenir, il dut s’exprimer pendant au moins trois-quarts d’heure. Il ne se livrait pas à un résumé de son livre, bien sûr, il évoquait les circonstances de son écriture. Quand je crus comprendre qu’il avait fini ce que je pourrais qualifier de réflexion préalable, je lui demandais de me définir ce qu’était pour lui un dialogue.

Mon premier déjeuner avec Edmond eut lieu en 1988. Nous avons passé deux heures à discuter de son œuvre, de la création littéraire, de ses rapports avec l’Egypte (qu’il avait dû quitter en 1957, sous Nasser), de ses relations avec des poètes, des écrivains, des philosophes. Il évoqua Gide, rencontré la première fois au Caire en 1934, celui qui consignait dans son Journal  : « Pour écrire, il faut en être empêché ». C’était le cas de Jabès, alors agent de change. Gide l’encouragea. Il en fut réconforté. Il me parla de Levinas, qui, dans un premier temps et avant de devenir un ami, lui avait vivement reproché de plagier le Talmud, ignorant qu’Edmond avait écrit Le Livre des questions avant de découvrir les récits talmudiques. Il a cité avec émotion d’autres proches : Max Jacob, Philippe Soupault, Henri Michaux, Gaëtan Picon, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Louis-René des Forêts, Paul Celan, Jacques Dupin, Michel Leiris, Maurice Blanchot, Jacques Derrida. Chaque fois, il ne mentionnait pas un nom pour se mettre en valeur mais pour souligner une correspondance ou un apport propre à chacun. Il s’agissait de proximités personnelles, notamment avec Blanchot, dont la relation était surtout épistolaire et qui lui avait écrit dans une lettre non datée : « La communauté d’amitié qui ne rompt pas la solitude (l’irréductible), qui en fait le détour par lequel nous demeurons ensemble. »

Lors d’un autre repas, je confiais à Jabès qu’ayant quarante ans, j’étais tombé sur une réflexion de Charles Péguy qui m’avait sinon assombri du moins perturbé : « C’est un âge terrible parce que c’est celui où l’on devient ce que l’on est. » Edmond m’enveloppa de son regard et corrigea : « On ne devient pas ce que l’on est, on est ce que l’on devient. »

Je me retrouve à chaque instant dans cette pensée. Plusieurs décennies après la mort de cet ami, le 2 janvier 1991, elle constitue toujours le fondement de toute la critique du wokisme et autres mouvements segmentaristes qui remettent en cause l’universalisme. Elle établit que ce n’est pas la naissance qui compte, mais les actes. Sans l’expliciter, elle refuse de confondre racines et identité. Comme toujours chez Jabès, ses paroles étaient accompagnées d’un arrière-plan silencieux qui en accentuait la puissance.

A la fin des années 1980, hormis une participation dans un ouvrage collectif, je rédigeais mon premier livre, une réflexion sur l’économie intitulée De zéro à epsilon. C’était un manuscrit que je reprenais en permanence et que je n’arrivais pas à finir. Il me semblait exiger toujours des améliorations et j’y travaillais sans cesse. J’osais en parler à Edmond. Celui-ci m’écouta lui expliquer mon embarras, les questions que je me posais, les difficultés auxquelles je me croyais confronté. Quoiqu’ayant connu le monde financier, sans aucun plaisir, et avoir souffert de ne pas disposer de temps pour se consacrer à la littérature, Jabès s’intéressait à mon sujet. Non pour trouver des solutions d’ordre économique, mais d’ordre scriptural. Il ne fut pas long à me dire ceci : « Un livre ne se termine jamais, il s’abandonne. »

Ce fut une leçon, et, bien sûr, la solution au problème. Au-delà du cas personnel, cette idée d’une « stratégie de l’abandon » éclaire toute l’œuvre de Jabès, et sa pratique aussi. Quand il remettait un manuscrit à un éditeur, il reprenait chez lui son texte et le corrigeait jusqu’au moment où il ne pouvait plus dépasser la date fatidique avant publication.

Un jour que je ne saurais dater, j’appris qu’Edmond avait refusé de participer à un numéro spécial de l’émission de Bernard Pivot, Apostrophes, qui devait lui être exclusivement consacrée. Tout auteur, tout écrivain rêvait alors d’être invité dans ce moment de télévision centré sur la littérature en général, qui attirait beaucoup de spectateurs et qui stimulait souvent les ventes.

Lors d’un de nos rendez-vous devenus un peu plus réguliers, je demandais à Edmond les raisons de son refus et s’il était définitif. Il sourit et me répondit ceci :

J’insistais tout de même un peu.

Non seulement la temporalité de Jabès n’épousait pas celle de tout le monde, mais il « bâtissait sa demeure » (Je bâtis ma demeure est le titre de son premier recueil de poèmes, publié en 1959 chez Gallimard) sans chercher une quelconque médiatisation. Cet homme restait insensible aux modes et ne recherchait d’autre lumière que celle qui lui était intérieure.

Nous déjeunions quelque part dans Paris quand Edmond se remémora un rendez-vous de la mi-octobre 1957 avec Gaston Gallimard. Il conversait avec celui-ci quand ils furent interrompus par une sonnerie téléphonique. Combiné en main, Gallimard s’excusa en ces termes :

Après un silence, Gallimard lança dans l’appareil :

Edmond me racontait cela en souriant. Camus était déjà intervenu énergiquement pour qu’il soit publié chez Gallimard, ce qui fut le cas en 1959. L’éditeur s’excusa de nouveau. Il devait absolument joindre l’écrivain pour lui apprendre la nouvelle. Sans succès. Camus se trouvait, parait-il, aux Deux Magots, et, en rendez-vous privé, on ne pouvait pas le déranger.

Edmond souriait encore quand je lui prédis, en me trompant, qu’il recevrait lui aussi bientôt le prix Nobel.

Au mois de mars 1990 eut lieu à la Bibliothèque nationale, alors présidée par Emmanuel Leroy-Ladurie, la cérémonie de remise des manuscrits d’Edmond Jabès. Le premier fit un assez long discours ; le second avertit qu’il ne souhaitait pas particulièrement répondre. Il ne dit que quelques mots, marquants. Après avoir remercié d’être accueilli parmi les trésors de la langue française, et avoir humblement exprimé qu’il en était intimidé, il eut cette phrase, impossible à oublier. « La langue française est ma patrie. »

En six mots, Jabès réduisait à néant toutes les bêtises ânonnées ici ou là sur l’identité pure. Le lieu de naissance n’est qu’un terrain d’envol à partir duquel se construit une singularité. En parlant ainsi du français, il accordait la primauté à une structure de pensée, non à l’emplacement de la naissance. La France était pour lui avant tout une Idée.

Edmond Jabès confiait à Marcel Cohen sa « répugnance viscérale à tout enracinement » et précisait : « J’ai l’impression de n’avoir d’existence que hors de toute appartenance.[i] » Raison pour laquelle il estimait que tout écrivain, et plus généralement tout créateur, vit dans une sorte d’exil.

À l’automne 1990, je proposais à Edmond de rédiger une préface pour Découverte de l’archipel, ouvrage injustement méconnu dont je souhaitais une réédition, en accord avec un éditeur. L’auteur, Élie Faure, établit une correspondance entre la culture d’un peuple, son génie artistique, et les comportements observables de tout un chacun au jour le jour. Il s’agit d’un ensemble d’articles publiés dans le premier tiers du XXe siècle. Rédiger une préface ne plaisait guère à Edmond. Ma déception fut de courte durée. Fidèle à sa bienveillance habituelle, il me lança : « Voulez-vous que nous ayons, ensemble, un dialogue introductif ? »

Quelques jours plus tard, vers la mi-novembre, je m’installais face à lui, avec un magnétophone. L’entretien dura plus de deux heures. Les mots semblaient l’envahir, le traverser. Il donnait l’impression tout à la fois de réfléchir à voix haute et d’exprimer une pensée aboutie. Je lui posais des questions, assez brèves, il y répondait tranquillement.

Il commença ainsi :

Cette réflexion, à l’entame du tout dernier texte d’Edmond Jabès, ne m’a plus jamais quitté.

Dès mon retour à Paris après les vacances de Noël, prévu le 3 janvier 1991, je voulais soumettre à Edmond le titre auquel j’avais songé. Le 2, sa femme m’apprit qu’une crise cardiaque venait de l’emporter.

Ceux qui ont eu le privilège de fréquenter Edmond Jabès savent que ses regards, ses sourires, ses hésitations, ses silences faisaient écho à l’œuvre immense de celui qui a écrit, dans Je bâtis ma demeure :

Je suis à la recherche d’un homme

que je ne connais pas

qui jamais ne fut tant moi-même

que depuis que je le cherche.


[i] Du Désert au livre, Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, 1981, p. 52.

[ii] L’intégralité du dialogue, publié en 1990, repris par la revue Nunc en 2015, est accessible sur mon site, francoisrachline.fr, dans le pavé Autres publications.