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Le mot et les maux

Antisémitisme. Le journaliste allemand Wilhelm Marr invente le mot en 1879. Qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour qualifier des siècles d’oppression et de crimes à l’égard des juifs mérite qu’on s’y attarde un instant.

Les charges contre ces derniers pullulent, de l’Antiquité à 1879, sans que jamais un vocable soit porté à la hauteur du langage, là où s’exprime la conscience de la réalité. Comme s’il allait de soi de s’en prendre à des femmes et à des hommes nés dans la religion juive. Emile Benveniste rappelle, dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, que l’absence de mot dans une société atteste l’inexistence de la chose. Le rejet ou la haine des juifs n’était donc pas un fait, mais une évidence qui ne s’interrogeait même pas.

Théophraste (-371-288), Sénèque (-5- 65), Tacite (56-20) ou Juvénal (~ 50-128) comptent parmi les premiers à développer des thèses antijuives, où viendront puiser les œuvres de penseurs chrétiens comme Jean Chrysostome (344/49-407) ou Saint Augustin (354-430). Un long processus qui conduira jusqu’aux esprits éclairés du siècle des Lumières, même Voltaire, et à d’autres grands écrivains postérieurs, tels Chateaubriand ou Baudelaire, là encore pour limiter l’énumération. Ce dernier ne déclarait-il pas, au paragraphe XLV de Mon cœur mis à nu, son Journal intime : « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race Juive » ? Martin Luther pour sa part publia trois ans avant sa mort, en 1543, un ouvrage intitulé Des Juifs et de leurs mensonges – sévèrement condamné depuis par les fédérations protestantes – dont les nazis firent grand usage tant il préparait, avec quatre siècles d’avance, les massacres perpétrés durant la Shoah. Plus près de nous, un Gobineau (1816-1882) s’est efforcé de fonder l’antisémitisme sur l’idée de race, dont la science a démontré l’inanité pour les êtres humains, qui ne forment qu’une seule et vaste espèce, Sapiens. Quant à Hitler, il résume à lui seul des siècles de haine stupide.

Un phénomène d’une telle persistance conduit à deux questions, liées : pourquoi cette constante historique et peut-on s’en débarrasser ?

Des motifs variés

Tacite reprochait aux juifs leur athéisme, puisque Pompée ne découvrit aucune idole en pénétrant dans le second Temple de Jérusalem, détruit en 70 par Titus. Saint Augustin estimait que « le peuple déicide » n’avait rien compris aux Ecritures dont il était porteur. Luther accusait ses membres de mentir. Voltaire pensait que la terre était souillée par cette « nation ». Hitler voyait un juif derrière chaque ennemi de l’Allemagne. Quant à l’antisémite d’aujourd’hui, de quelque manière qu’il s’attife, de noir ou de jaune, ses préjugés reposent principalement sur l’ignorance.

Ce peut être une réaction épidermique ou une doctrine qui fondent le rejet des juifs et du judaïsme. Le premier état, quasiment impossible à combattre, est éruptif et sans raison. Comme l’a montré depuis longtemps Sartre, il témoigne plus d’une haine de soi que d’autrui. Ceux qui le ressentent ne peuvent pas saisir le condensé de la Torah proposé par Hillel (-110-10) : « Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui. » 18 siècles avant l’impératif catégorique de Kant (« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle »), ce sage montrait ainsi qu’un raciste, un voleur, un criminel ne pouvaient pas revendiquer pour eux-mêmes ce qu’ils infligeaient aux autres. La seconde position fut critiquée par l’historien Jules Isaac (1877-1963), dont le travail conduisit le pape Jean XXIII, accueillant et bienveillant, à expurger du catéchisme ce qu’il contenait d’infamant à l’égard du judaïsme. Ce fut une des conclusions du concile Vatican II (1962-1965). Cette avancée changea profondément les relations entre juifs et chrétiens. Il resterait à produire un travail analogue avec l’Islam.

Les trois axes de la lutte

Il n’existe qu’un seul moyen de supprimer les feux de forêts ou les accidents de la route : éradiquer tous les arbres et détruire tous les véhicules. Ce raisonnement, absurde, l’est encore plus en matière d’antisémitisme. S’il était possible que la lutte contre celui-ci – et le racisme – l’emportât une fois pour toutes, cela signifierait dans le même temps l’inutilité de la LICRA. Nous en sommes loin. Comment donc s’y prendre ?

Depuis sa création en 1927, la LIC(R)A n’a jamais cessé de labourer deux grands champs : le juridique et l’éducatif. Elle continue de nos jours dans ces deux domaines, mais elle doit y ajouter la lutte contre les règles en cours dans le monde numérique.

Dans la continuité de la loi Marchandeau de 1939, la loi Pléven de 1972 a rendu délictueux l’antisémitisme, sans pourtant détacher ce sentiment obsessionnel de la loi de 1881 sur la presse. Celle-ci avait pour but de protéger la liberté d’opinion, mais quand un antisémite en prend prétexte pour appeler à la stigmatisation ou à la violence, il est par là-même liberticide en puissance avant de le devenir concrètement. La loi dans ce cas entre en contradiction avec elle-même.

Le deuxième domaine de la lutte ressortit à l’éducation. Il n’existe pas de moyen supérieur pour éclairer un esprit, mais il faut commencer tôt, car comme disait Montaigne (Livre III des Essais, Chapitre 10) : « De toutes choses les naissances sont faibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements : car comme lors en sa petitesse on n’en découvre pas le danger, quand il est accru on n’en découvre plus le remède ». Etudier les moments génocidaires ne suffit pas. Il faut, avant tout, analyser ce qui les engendre, et donc enseigner ce qu’est l’antisémitisme – et le racisme – pour modeler la conscience sociale. Ce type d’enseignement n’existe pas encore. Il est pourtant indispensable.

Restent les réseaux dits « sociaux », fréquemment déversoirs de frustrations et dont l’anonymat entre en contradiction avec le principe même de la démocratie. S’il n’est guère envisageable de contrer le 1er amendement de la Constitution des Etats-Unis sur la liberté d’expression, il serait en revanche possible en Europe de poursuivre les propagateurs de haine, à condition que les hébergeurs de sites suppriment les masques derrière lesquels ils se dissimulent.

Ne l’oublions jamais : les démocraties peuvent mourir de n’être pas assez fortes face à leurs ennemis, et l’antisémitisme – avant-garde ou cousin du racisme – les mine de l’intérieur.